Audition du Grand Maître par l’Observatoire National de la Laïcité
22 mars 2016
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs,
Merci de m’avoir convié à contribuer à la préparation du rapport annuel de l’Observatoire National de la Laïcité, document qui est lu au Grand Orient de France avec beaucoup d’attention.
Dans la fonction qui est la mienne, c’est la troisième fois que vous m’invitez à participer à vos réflexions et j’y suis très sensible. Comme vous l’avez rappelé, nous avons de nombreuses occasions de nous rencontrer, de nous croiser, de participer à des manifestations communes dans un contexte dont l’évolution est préoccupante.
On ne peut pas en effet ne pas s’interroger quand on voit le nombre de manifestations qui tournent aujourd’hui autour de la question de la laïcité. C’est un sujet qui n’intéressait pas dans les mêmes termes il y a une vingtaine d’années.
J’en voudrais pour preuve le colloque auquel je participe cet après-midi à la Mairie de Paris sur le thème des Voix de la paix. Une nouvelle fois, je me retrouverai en compagnie de personnes très respectables, je veux parler des représentants de différentes religions. Je dois participer à une table ronde avec le recteur de la grande mosquée de Bordeaux, M. Tareq Oubrou, Monsieur Guggenheim, du collège des Bernardins, Monsieur Serfaty, rabbin et Président de l’amitié judéo-musulmane de France. Vous l’aurez compris, la question n’est pas la qualité des personnes, mais ce qui m’interpelle c’est ce besoin très fort aujourd’hui de réunir les représentants des confessions pour parler du vivre ensemble. Évidemment, dans ces circonstances, on invite également les Francs-maçons, dans un souci de juste équilibre, mais ces manifestations de mon point de vue ne sont pas un signe encourageant quant à l’évolution de la société.
Que les choses soient claires, la Franc-maçonnerie n’est pas une anti-religion et les religions ne sont pas nos ennemis. Simplement, et beaucoup au Grand Orient de France que je préside pensent de même, nous sommes face à un mouvement de confessionnalisation de la société qui est certainement un mouvement de long terme, qui ne peut pas s’apprécier à l’échelle d’une mandature politique ou au rythme des élections qui cadencent la vie démocratique de notre société.
Nous sommes en face d’un mouvement de fond qui peut remettre en cause le puissant mouvement de laïcisation qui a saisi la France en 1789 et qui s’est déroulé sur deux siècles, le XIXème et le XXème, mouvement de laïcisation qui ne se résume pas à la loi de 1905.
Je suis très attaché à la loi de 1905 et dans quelques jours j’irai à Pons en Charente Maritime pour rendre un hommage à cet homme qu’aujourd’hui on fait passer au second plan, lui préférant Aristide Briand. Or, Émile Combes est très certainement la figure d’avenir pour penser la laïcité.
Ce puissant mouvement de laïcisation a commencé par la première loi de séparation des Églises et de l’État sous la Révolution. Il a reposé sur des actes forts comme par exemple la laïcisation de l’état civil dès 1792. Les lois organisant l’école publique en sont évidemment un moment particulièrement important. La loi de 1905 est venue non pas mettre un point terminal, mais elle a constitué un véritable sommet dans cette séquence car très vite, au cours du XXème siècle, on s’est rapidement converti à la logique des accommodements raisonnables. De là, un certain nombre de lois sont venues tempérer l’esprit laïque qui animait le législateur tout au long du XIXème siècle.
On a aussi perdu de vue les objectifs qui étaient poursuivis à travers la laïcisation de la société politique française. Je ferai référence à Voltaire qui était le défenseur de ce qu’il appelait la « tolérance universelle », comme moyen de lutter essentiellement contre le système théocratique qui caractérisait la société française de l’Ancien Régime. Il s’agissait avant tout pour Voltaire d’affranchir les hommes et les femmes de la tutelle théocratique qui avait régi la société jusque-là. Dans une lettre célèbre, Voltaire écrivait qu’il attendait ce moment où la religion ne serait plus une affaire d’Etat au même titre que « la manière de faire la cuisine ». Voltaire concluait en disant qu’évidemment il ne verrait pas ce jour qu’il espérait ardemment. Force est de constater que ce jour ne semble toujours pas venu et que le combat doit être en permanence repris.
La laïcité, au-delà des dispositifs législatifs qui la structurent, a eu pour vocation de donner à la France un destin commun partagé. C’est peut-être parce que nous sommes en panne d’une telle ambition qu’aujourd’hui les religions font un retour en force, ce que traduit la confessionnalisation rampante de la société.
Il y a plusieurs explications à cela qui, de mon point de vue, sont particulièrement inquiétantes. Tout d’abord la résurgence des intégrismes et des dogmatismes de tous horizons, dont le radicalisme islamiste ou l’islamisme politique n’est qu’un aspect, même si c’est le plus visible à l’échelle du monde d’aujourd’hui. L’offensive des religions est quelque chose de beaucoup plus profond à l’échelle de ce XXIème siècle.
Le deuxième point qui peut expliquer cela concernant la France, c’est la crise du modèle social républicain qui, à certains égards, n’a pas tenu toutes les promesses qu’il était censé apporter. J’ai eu l’occasion de me déplacer dans la ville de Grigny, il y a de cela un mois, pendant une journée pour essayer de m’imprégner de ce qu’est un peu la vie de tous les jours dans ces grandes cités urbaines. J’ai été frappé par deux choses.
La première est que l’on ne peut pas dire que l’État ne fait rien. La rénovation urbaine est à l’œuvre, on perce de nouvelles routes, on désenclave, beaucoup est fait. En même temps, on a le sentiment que l’État passe à côté de l’essentiel parce que le malheur des gens reste ce qu’il est. Des associations se battent comme elles le peuvent pour apporter du secours à des femmes issues souvent de l’immigration et qui vivent dans des conditions difficiles. Les ambassadrices de la ligne 402, ligne d’autobus qui entre autres traverse la ville de Grigny, font tout ce qu’elles peuvent pour que cet autobus traverse cette ville sans trop d’encombres et que les habitants de Grigny bénéficient d’un service public auquel ils ont droit comme les autres. Par ailleurs l’absence de vie sociale impressionne comme si une chape de plomb pesait sur ces cités.
Tout cela explique un peu le sentiment de malaise que l’on peut avoir quand on essaie de regarder ce qu’est notre République aujourd’hui.
Enfin, le troisième élément c’est le destin d’une jeunesse en perte de repères. Que penser à ce titre de ces jeunes Français qui n’ont pour tout projet que de se saisir d’une kalachnikov ?
Dans ce contexte, la laïcité est plus que jamais nécessaire et ce besoin de laïcité, de mon point de vue, a été tragiquement confirmé par les attentats de janvier et de novembre 2015.
Cela étant, la laïcité est un peu aujourd’hui dans une impasse. Tout a déjà été dit et nous sommes conduits d’une année sur l’autre à nous répéter.
De ce fait, nombre de laïques sont un peu démoralisés du fait que la laïcité est otage d’un certain immobilisme politique. On répète très souvent qu’il n’y a pas de problèmes, en tout cas pas suffisamment de problèmes pour faire bouger les lignes. Je ne suis pas certain que ce constat anticipe suffisamment les évolutions à l’horizon de dix ou quinze ans. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Au-delà de la situation à ce jour, il nous faut faire des choix, il nous faut affirmer des convictions, il nous faut parfois prendre des risques au regard de la vision que l’on a de l’évolution de notre société, de ce qu’elle peut devenir à l’horizon des dix ans qui sont devant nous.
Dans dix ans, nous ne serons peut-être plus dans la situation de 2004 où il était encore temps de réparer ce que l’on n’avait pas su faire en 1989. Je fais référence à l’affaire du voile de Creil où l’on a vu - et cette tendance est assez lourde dans notre société politique - à cette occasion le temps mis à réagir avant qu’il ne soit trop tard. On ne peut plus différer certains constats et on doit en tout cas exprimer certaines inquiétudes.
J’ajouterai que la question de la laïcité dépasse largement le cadre de nos frontières et que la France, en même temps, est regardée par d’autres pays. La manière dont nous affirmons les règles laïques dans notre société ne peut pas laisser indifférents de nombreuses nations. Je pense à la Tunisie, à nombre de pays amis qui peuvent aussi à terme s’inspirer de ce que nous ferons.
La laïcité est trop souvent victime de provocations à caractère politique, des crèches de Noël exhibées dans les bâtiments publics - de ce point de vue je me félicite de ce que l’Association des Maires de France a consigné dans son livret - aux difficultés recensées dans les classes où l’on s’aperçoit que certains jeunes ne veulent pas suivre certains enseignements, que d’autres ne suivent pas les cours de sport, etc… La liste serait longue si l’on prenait soin d’identifier l’ensemble de ces manquements quotidiens aux règles de l’éducation républicaine telle que nous la comprenons.
De ce fait, il nous paraît indispensable de rappeler les règles, mais aussi peut-être de le faire avec plus de volontarisme encore. Il ne faudrait pas donner l’impression d’un certain laisser faire qui pourrait être dommageable.
Á ce titre, sans prétendre être exhaustif, il faut s’assurer que les chartes de la laïcité dans les services publics sont affichées partout. C’est un élément essentiel.
Il y a aussi certaines dispositions dont l’énoncé peut paraître équivoque, comme dans le livret de la laïcité du ministère de l’éducation nationale. Le paragraphe qui met sur le même plan le discours religieux et le savoir scientifique a provoqué un certain trouble. Je me suis adressé à Madame la Ministre qui m’a répondu et j’ai bien compris le sens de sa réponse, mais la formulation reste pour le moins contestable. Je pense que c’est un propos qui mériterait d’être révisé si d’aventure ce livret de la laïcité connaît une deuxième édition.
La loi travail qui est en examen actuellement comporte dans son article 1er des dispositions sur la liberté d’expression des convictions religieuses dans le monde du travail. Il ne m’avait pas paru que ce point soit essentiel à la réforme du droit du travail dont la France a besoin. Pour beaucoup, cette disposition est comprise comme une vraie provocation et à un moment où beaucoup d’entreprises, dans la volonté de sauvegarder un certain modèle social, s’efforcent à travers des règlements intérieurs, de mettre en place des chartes de la laïcité, d’éviter que le lieu de travail ne devienne un lieu d’affrontement des religions, cette disposition, si elle devait perdurer dans le texte soumis au Parlement, pourrait être comprise comme un véritable chiffon rouge.
Le Grand Orient de France est aussi, en tout cas par ma voix, inquiet de ce qui pourrait advenir dans les universités, dans les espaces de cours où la liberté vestimentaire est la règle, mais où nous devons particulièrement être vigilants envers tout prosélytisme. J’ai bien lu dans l’avis de l’Observatoire de la laïcité que selon vous il n’y avait pas de problèmes majeurs à ce sujet. Soyons vigilants dans la mesure où le prosélytisme est toujours une affaire de degré. On ne sait pas vraiment là où il commence, mais on sait en revanche qu’il ne s’arrête jamais une fois qu’il a pris le dessus. Là aussi, il ne faut faire preuve ni de cynisme ni d’angélisme.
Parmi les règles qui nous tiennent à cœur, il y a celles qui touchent les sorties scolaires. Je regrette l’abandon de la circulaire Chatel ou en tout cas son interprétation a contrario. Celle-ci me paraissait l’expression d’une certaine forme de sagesse. Je ne suis pas sûr que la nouvelle pratique sera effectivement plus facilitatrice et en tout cas garantissant une véritable harmonie dans le cadre des sorties scolaires telles qu’elles se déroulent.
Enfin, au-delà de ces ajustements, il y a quelques mesures symboliques - et la notion de symbole est importante en matière de laïcité - que nous demandons, que l’Observatoire de la laïcité demande également, mais manifestement qui ont beaucoup de mal à advenir. Le fait que le Parlement consacre le 9 décembre comme journée nationale de la laïcité ne va pas révolutionner l’ordre juridique français, mais ce qui a été fait avec beaucoup de justesse pour les quarante ans de la loi IVG aurait pu être fait pour les cent dix ans de la loi de 1905. Cela aurait peut-être été l’occasion de montrer une certaine unité nationale à laquelle on est attaché aujourd’hui sur un texte fondateur de la République.
Ne désespérons pas, les cent vingt ans de la loi de 1905 sont devant nous et espérons qu’avant cela cette résolution soit enfin adoptée !
Il y a aussi le cas particulier de l’Alsace-Moselle. L’Observatoire de la laïcité s’est exprimé, là aussi, sur ce sujet qu’il s’agisse de l’abolition du délit de blasphème, qu’il s’agisse du fait de rendre optionnel l’enseignement religieux à l’école dans les territoires de l’Alsace-Moselle, et de réserver cet enseignement en dehors des horaires dédiés à l’éducation nationale. Il y a à ce titre des mesures qui devraient être adoptées. Nous avons en notre temps fait part de nos observations sur ce sujet à l’Observatoire de la laïcité. Les Francs-maçons d’Alsace-Moselle ne sont pas contre et ils sont autant alsaciens et mosellans que les autres. Cela prouve qu’il n’y a pas, contrairement à ce qu’on laisse parfois entendre, un blocage irrévocable sur ces évolutions.
Parmi les autres sujets, il ne faut pas oublier la crèche Baby-Loup. Nous avons au cours de cette année saisi l’Observatoire de la laïcité car cette crèche, qui exerce maintenant à Conflans-Sainte-Honorine, fait toujours face à des difficultés de financement pour organiser son activité dans de bonnes conditions. Même si elle n’est plus sous les feux de l’actualité, elle mérite toute la sollicitude qui lui revient pour qu’elle ne soit pas progressivement satellisée dans l’univers qui est le sien.
Voilà quelques éléments que je voulais résumer à votre attention. Je ne prétends pas faire le tour de ce que tous les Francs-maçons du Grand Orient de France souhaiteraient vous dire, mais en tout cas exprimer, au-delà de tel ou tel point, un sentiment de préoccupation assez fort. Nous avons plutôt le sentiment, d’année en année, malgré certains discours volontaristes, que la situation va plutôt en s’aggravant qu’en s’améliorant. Le Grand Orient de France ne prétend pas être le médecin ni le docteur de la laïcité, mais nous ne voudrions pas que le patient auquel on s’intéresse ne soit finalement un jour emporté d’une langueur qui lui serait, hélas, fatale.
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, je vous remercie de votre attention.
Daniel KELLER
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Communiqué du 23 mars 2016 suite aux attentats de Bruxelles
Communiqués et discours | Publié le 23/03/2016 | émis le 23/03/2016
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COMMUNIQUÉ
Les tragiques attentats qui viennent d'ensanglanter Bruxelles nous rappellent que nos sociétés sont la cible d'une haine et d'une violence dont l'éradication sera d'autant plus longue que nous vivons dans un monde toujours plus dévasté.
Les démocraties ont des ennemis qu'il faut savoir combattre : les tenants d'un islam politique. Celui-ci instrumentalise notamment une jeunesse trop souvent en déshérence. Il nous faut réaffirmer, sans concession, les principes républicains. Il faut mobiliser les citoyens au service de l'humanisme porteur de la liberté, de l'égalité, de la fraternité et de la liberté absolue de conscience. Nous y sommes très attachés. C’est ainsi que, pas à pas, nous ferons reculer cette nouvelle barbarie qui, jusque dans nos frontières, menace l'humanité tout entière.
Dans ces moments d’affliction, nous adressons l’expression de toute notre compassion aux familles cruellement blessées et endeuillées.
Paris, le 23 mars 2016
Obédiences signataires
Grand Orient de France
Fédération Française du Droit Humain
Grande Loge Féminine de France
Grande Loge Féminine de Memphis-Misraïm
Grande Loge Mixte Universelle
Grande Loge Mixte de France
Grande Loge des Cultures et de la Spiritualité
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«Radicalisations» et «islamophobie» : le roi est nu
Par Gilles Kepel (Gilles Kepel et Bernard Rougier ont présenté la communication dont ce texte est le résumé au séminaire «Violence et Dogme», qu’ils animent avec Mohammad-Ali Amir-Moezzi (directeur d’études, Ecole pratique des hautes études, EPHE), à l’Ecole normale supérieure, le 8 mars.
4 mars 2016 à 17:41
Le succès du slogan «Islamisation de la radicalité» et le refus des chercheurs, par peur d’être soupçonnés d’islamophobie, d’analyser la spécificité du jihadisme confortent la doxa médiatico-politicienne dans son ignorance de la réalité sociale et son arrogance intellectuelle.
L’une des premières victimes collatérales des attentats de 2015 est l’université française. Alors que les sciences humaines et sociales sont concernées au premier chef pour fournir les clés d’interprétation du phénomène terroriste d’une ampleur inouïe qui a frappé l’Hexagone, les institutions universitaires sont tétanisées par l’incapacité à penser le jihadisme dans notre pays. Cela provient pour une part d’une politique désinvolte de destruction des études sur le monde arabe et musulman - la fermeture, par Sciences-Po en décembre 2010, le mois où Mohamed Bouazizi s’immole par le feu à Sidi Bouzid, du programme spécialisé sur ces questions est l’exemple le plus consternant : ont été éradiqués des pans entiers de la connaissance et notamment la capacité des jeunes chercheurs à lire dans l’original arabe la littérature de propagande salafiste et jihadiste. Mais cela provient aussi d’un interdit idéologique : entre le marteau de la «radicalisation» et l’enclume de «l’islamophobie», il est devenu très difficile de penser le défi culturel que représente le terrorisme jihadiste, comme une bataille à l’intérieur même de l’islam au moment où celui-ci est confronté à son intégration dans la société française.
«Radicalisation» comme «islamophobie» constituent des mots écrans qui obnubilent notre recherche en sciences humaines. Le premier dilue dans la généralité un phénomène dont il interdit de penser la spécificité - fût-ce de manière comparative. Des Brigades rouges et d’Action directe à Daech, de la bande à Baader à la bande à Coulibaly ou Abaaoud, il ne s’agirait que de la même «radicalité», hier, rouge, aujourd’hui, peinturlurée du vert de l’islamisation. Pourquoi étudier le phénomène, apprendre des langues difficiles, mener l’enquête sur le terrain dans les quartiers déshérités où les marqueurs de la salafisation ont tant progressé depuis trente ans, puisqu’on connaît déjà la réponse ? Cette posture intellectuelle, dont Olivier Roy est le champion avec son slogan de «L’islamisation de la radicalité», connaît un succès ravageur car elle conforte la doxa médiatico-politicienne dans son ignorance de la réalité sociale et son arrogance intellectuelle - toutes deux suicidaires. Le corollaire de la dilution du jihadisme dans la radicalisation est la peur de «l’islamophobie» : l’analyse critique du domaine islamique est devenue, pour les nouveaux inquisiteurs, haram - «péché et interdit».
On l’a vu avec l’anathème fulminé lors du procès en sorcellerie intenté au romancier Kamel Daoud pour ces propos sur les violences sexuelles en Allemagne, par une douzaine de chercheurs auquel le même Olivier Rot vient d’apporter sa caution(1).
Le rapport que vient de publier le présidents du CNRS sous le titre « Recherches sur les radicalisations » participe de la même démarche.
On aurait pu s’attendre, de la part d’une instance scientifique, à une définition minimale des concepts utilisés. Il n’en est rien. Le postulat des «radicalisations» est à la fois le point de départ et d’arrivée d’un catalogue des publications et des chercheurs où la pondération des noms cités montre, sans subtilité, le parti pris idéologique des scripteurs. Emile Durkheim, bien oublié par une sociologie française dont il fut pourtant le père fondateur, avait établi l’identité de la démarche scientifique par sa capacité à distinguer les concepts opératoires des «prénotions». Il qualifiait ces dernières de «sortes de concepts, grossièrement formés», qui prétendent élucider les faits sociaux, mais contribuent, en réalité, à les occulter car ils sont le seul produit de l’opinion, et non de la démarche épistémologique de la recherche. Or, l’usage ad nauseam des «radicalisations» (le pluriel en renforçant la dimension fourre-tout) illustre à merveille le fonctionnement des prénotions durkheimiennes par ceux-là mêmes qui en sont les indignes - fussent-ils lointains - héritiers.
Cette prénotion-ci est d’origine américaine. Diffusée après les attentats du 11 septembre 2001, elle prétendait rendre compte des ruptures successives du «radicalisé» par rapport aux normes de la sociabilité dominante. Les analyses qui s’en réclament partent du même postulat propre à la société libérale - celui d’un individu abstrait, sans qualités, atome détaché de tout passé et de tout lien social. L’interrogation initiale porte la marque de l’école américaine des choix rationnels : pourquoi pareil individu décide-t-il de tuer et de mourir ? Son intérêt bien compris n’est-il pas plutôt de vivre le bonheur de l’American Way of Life ? Un commencement d’explication relève des aléas de la biographie individuelle. On présume que l’intéressé a vécu une rupture initiale (humiliation, racisme, rejet…) à l’origine de sa «radicalité», voire de son basculement ultérieur. La révolte attend alors sa mise en forme idéologique.
Pour résoudre l’énigme, l’analyse se tourne alors vers le rôle de l’offre. C’est ici que les postulats de la sociologie individualiste coïncident avec les fiches signalétiques de l’analyse policière. En effet, l’offre en question est incarnée par des «cellules de recrutement» sophistiquées, animées par des «leaders charismatiques» dont le savoir-faire repose sur un jeu subtil d’incitations religieuses, d’explications politiques et de promesses paradisiaques. Resocialisé par l’organisation réseau, l’individu adopte progressivement les modes de perception et d’action qui lui sont proposés. A la fin, il est mûr pour le passage à l’acte. Il est «radicalisé». Le recours fréquent au lexique de la «dérive sectaire» ou de la «conversion religieuse» (même lorsque l’individu en question est déjà musulman) inscrit le phénomène dans un continuum absurde reliant le terroriste Abaaoud au «Messie cosmo-planétaire» Gilbert Bourdin. La messe est dite, si l’on ose dire. Et les crédits de recherches dégagés par l’administration américaine sont allés aux think tanks de Washington où personne ne connaît un mot d’arabe ni n’a jamais rencontré un salafiste.
Venus d’outre-Atlantique et hâtivement mariés par une partie de la recherche universitaire française généraliste et ignorante de la langue arabe elle aussi, le couple «radicalisation - islamophobie» empêche de penser la manière dont le jihadisme tire profit d’une dynamique salafiste conçue au Moyen-Orient et porteuse d’une rupture en valeurs avec les sociétés européennes. L’objet «islamophobie» complète le dispositif de fermeture de la réflexion, car son objectif vise à mettre en cause la culture «blanche néocoloniale» dans son rapport à l’autre - source d’une prétendue radicalité - sans interroger en retour les usages idéologiques de l’islam. Il complète paradoxalement l’effort de déconstruction de la République opéré par les religieux salafistes, main dans la main avec les Indigènes de la République et avec la bénédiction des charlatans des «postcolonial studies» - une autre imposture qui a ravagé les campus américains et y a promu l’ignorance en vertu, avant de contaminer l’Europe.
Quelle alternative, face au défi jihadiste qui a déclenché la terreur dans l’Hexagone ? Le premier impératif est, pour la France, de prendre les études du monde arabe et de sa langue au sérieux. Les mesurettes du ministère de l’Enseignement supérieur, qui vient de créer quelques postes dédiés à «l’analyse des radicalisations» (la doxa triomphe rue Descartes) et aux «langues rares» (sic - l’arabe compte plusieurs centaines de millions de locuteurs) - relèvent d’une thérapie de l’aspirine et du sparadrap (et une opacité de mauvais aloi a orienté le choix des heureux bénéficiaires). Pourtant, c’est en lisant les textes, et en effectuant des enquêtes de terrain dans les langues locales que l’on peut mettre en perspective les événements des décennies écoulées, comprendre comment s’articulent les mutations du jihadisme, depuis le lancement américano-saoudien du jihad en Afghanistan contre l’URSS en 1979 jusqu’à la proclamation du «califat» de Daech à Mossoul en 2014, avec celles de l’islam en France, puis de France. Repérer les articulations, les charnières, comme cette année 2005 où Abou Moussab al-Souri publie son «Appel à la résistance islamique mondiale» qui érige l’Europe, ventre mou de l’Occident, en cible par excellence du jihad universel, et où les grandes émeutes de l’automne dans les banlieues populaires permettent, à côté de la participation politique massive des enfants de l’immigration musulmane, l’émergence d’une minorité salafiste visible et agissante qui prône le «désaveu» (al bara’a) d’avec les valeurs de l’Occident «mécréant» et l’allégeance exclusive (al wala’) aux oulémas saoudiens les plus rigoristes. Analyser les modes de passage de ce salafisme-là au jihadisme sanglant, qui traduit en acte les injonctions qui veulent que le sang des apostats, mécréants et autres juifs soit «licite» (halal).
A cette fin, toutes les disciplines doivent pouvoir contribuer - à condition d’aller aux sources primaires de la connaissance, et non de rabâcher des pages Wikipédia et des articles de presse. Les orientalistes, médiévistes comme contemporanéistes, les sociologues, les psychologues et cliniciens, les historiens, les anthropologues, mais aussi les spécialistes de datascience ont devant eux un champ immense à défricher - qui ne concerne pas seulement l’étude des ennemis de la société qui ont ensanglanté la France, mais aussi l’étude de la société même dont les failles ont permis à ces derniers de s’y immiscer et d’y planter leurs racines. Il est temps d’en finir avec la royale ignorance qui tétanise les esprits et fait le jeu de Daech.
(1) Libération du 10 mars.
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