Livres utiles

Deux chercheurs Daniel Cohen viennent de sortir des livres avec un regard nouveau sur notre monde :
1 Gérard Chaliand : Histoire du terrorisme de l'Antiquité à Daech, Fayard, 2015
Interview.


Gérard Chaliand : «Il n’y a rien à négocier avec les islamistes»

Par Catherine Calvet et Anastasia Vécrin — 22 novembre 2015 à 17:06

Faut-il bombarder Daech avec le risque de nouveaux attentats ? Pour le spécialiste du terrorisme, il est grand temps de se défendre et de ne pas culpabiliser.

Gérard Chaliand : «Il n’y a rien à négocier avec les islamistes»
Depuis le Kurdistan irakien, Gérard Chaliand, spécialiste des questions stratégiques et du terrorisme a répondu à nos questions. Professeur invité à Harvard, il a aussi coordonné Histoire du terrorisme, de l’Antiquité à Daech paru en septembre chez Fayard.

Beyrouth, l’avion russe, Paris : l’EI est-il en train de faire du terrorisme une sorte de politique étrangère ?

Le lien entre l’avion russe et les attentats de Paris est évident. L’EI n’est pas qu’un mouvement terroriste, c’est une organisation qui pratique plusieurs sortes d’actions : le terrorisme, l’action psychologique avec une horreur théâtralisée, mais aussi la guérilla, quand c’est utile, ou une guerre coercitive. Pour définir Daech, il faut parler de guerre révolutionnaire. A la différence de la guérilla, la guerre révolutionnaire vise à s’emparer du pouvoir. Ainsi, Daech veut exercer un contrôle administratif sur une population : battre monnaie, s’occuper de la voirie, de la santé, de la distribution d’électricité.

N’est-ce pas plutôt une guerre contre-révolutionnaire ?

Disons plutôt des réactionnaires avec une idéologie rétrograde mais mobilisatrice. Le déclin, d’une part du marxisme-léninisme, d’autre part du nationalisme, fait pour certains de l’islamisme une option. Dans certaines banlieues européennes, des jeunes marginalisés, mal dans leur peau, n’ont plus que cette offre. La région qui m’inquiète particulièrement est l’Afrique. Face à la conjonction entre croissance démographique et crise économique, l’islamisme jihadiste risque de faire figure de solution pour certains jeunes.

Sommes-nous face à du nihilisme ?

Je trouve que ce terme est un peu pratique pour se débarrasser de questions qui nous dérangent. Ceux qui rejoignent les rangs de Daech croient à quelque chose. Ils sont dans la réaction, certes, mais ils ne sont pas nihilistes. Certes, il n’y a rien de constructif et tangible, ils ne parlent ni de travail ni de développement économique. Ils se considèrent un peu comme des seigneurs.
Quelle est la particularité du terrorisme islamiste ?
Dans l’écrasante majorité des cas, que ce soit dans les guérillas ou dans les actes terroristes, l’autre souhaite négocier quelque chose et une négociation a lieu. Avec les islamistes, il n’y a rien à négocier. S’ils poursuivent un but, c’est l’écrasement de l’autre. Utopiquement, il cherche une victoire complète, inatteignable.
Comment contrecarrer cette volonté hégémonique ?
On ne va pas en finir facilement. Il faut déjà contenir militairement Daech, puis se doter d’un arsenal juridique permettant de ne pas laisser travailler à l’intérieur ceux qui cherchent à nous nuire. Il est grand temps de se défendre et de ne pas se culpabiliser. Par ailleurs, le terrorisme est essentiellement psychologique, cela se passe dans les esprits et dans les volontés, donc il ne faut pas rendre service à l’adversaire. Montrer d’atroces images en boucle, c’est faire la publicité de l’adversaire, et cela nous déstabilise encore davantage. Quand on est vraiment en guerre, ce qui n’est pas le cas, contrairement à ce qu’on déclare, il y a quelque chose qui s’appelle «la censure de guerre». Bien sûr, il faut informer, mais arrêtons de vendre de l’angoisse en continu.

Les bombardements à Raqqa sont-ils suffisants contre Daech ? Ne faut-il pas combattre au sol ?

Les bombardements sur Raqqa, épicentre proclamé de la présence de l’Etat islamique en Syrie, sont une excellente initiative. Je regrette simplement qu’on ne l’ait pas fait plus tôt. C’est une réplique d’autant plus utile qu’on se souvient que leur victoire dans la ville kurde de Mossoul, en juin 2014, avait créé un appel d’air pour des milliers d’apprentis jihadistes.
Ce serait idéal de combattre l’EI au sol, mais les conditions ne le permettent pas. Seuls les Américains pourraient le faire de façon efficace. Après leurs échecs en Irak, en Libye et en Afghanistan, ce mode d’action n’est plus au programme. Il est désormais impossible de mobiliser l’opinion publique sur ce type d’intervention qui coûte très cher en vies humaines et en moyens. De plus, Barack Obama est à un an de la fin de son mandat. Il n’y a que l’intervention russe qui pousse un peu les Américains sur le terrain.

Pourquoi ne peut-on pas agir indépendamment des Américains ? D’autres alliances sont-elles possibles ?

Les Français sont déjà présents sur de nombreux terrains : Mali, Niger, Centrafrique ou Irak pour la formation. Le budget militaire ne cesse de baisser depuis 1982, et nous ne disposons que de 15 000 hommes opérationnels alors que les zones d’intervention sont très étirées.
Les Britanniques, très performants il y a une dizaine d’années, se sont épuisés à soutenir les Américains, tant en Afghanistan qu’en Irak. Leurs forces militaires sont aujourd’hui très affaiblies.
Il y a, certes, un rapprochement avec les Russes. Mais ils n’iront pas au sol, ils vont continuer à bombarder à distance.
Finalement, seuls les Kurdes combattent Daech au sol…
En effet, c’est grâce à eux que la ville de Kobané n’est pas tombée. Ils sont aidés par les Etats-Unis et paradoxalement aussi par la Russie. Les Kurdes de Syrie sont remarquablement organisés, et ont remporté une importante victoire naguère, à Tall Abyad, position stratégique qui affaiblit l’Etat islamique. Ils sont aussi actifs à Hassaké et participeront, selon toute vraisemblance, à l’assaut sur Raqqa avec des brigades arabes. Il s’agit de la force militaire majeure dont les pays anti-islamistes disposent comme allié. Par ailleurs, les Kurdes d’Irak, les peshmergas, ont très activement participé au refoulement de Daech de la région du Sinjar. L’EI est aujourd’hui militairement en recul. Quand aux Russes, ils frappent les autres mouvements ismamistes également (Jabhat al-Nosra, lié à Al-Qaeda et Ahrar al-Sham encore plus extrême). Bien sûr, l’aire où les Kurdes peuvent intervenir est limitée par le fait que les populations sont arabes. C’est parmi ces derniers qu’on peut éventuellement trouver des adversaires au Daech.

Que pensez-vous de la stratégie turque, qui semble pour le moins ambiguë ?

Erdogan est un islamiste militant qui a cessé d’être «modéré» depuis longtemps. Pour remporter les dernières élections, il a joué avec succès sur l’ultranationalisme, voire le chauvinisme d’une importante partie de l’électorat turc et a ciblé le PKK ainsi que les Kurdes modérés (du HDP de Demirtas). Lors du siège de Kobané, il a fait ce qu’il a pu pour avantager Daech, et lorsque ce mouvement a menacé le Kurdistan d’Irak, il n’a pas levé le petit doigt. Ce sont les Américains qui sont intervenus pour stopper, avec leurs bombardements, l’avancée de Daech. Pour l’Union européenne, la Turquie est un allié plus qu’ambigu. Membre de l’Otan, elle a longtemps interdit aux Américains de se servir de la base située sur son territoire et n’y a consenti que très récemment afin de se démarquer de Daech. Elle appartient à une alliance objective avec les Saoudiens, les Qataris et les émanations d’Al-Qaeda, les Frères musulmans, pour la défense d’un islam sunnite radical. Et tous sont des alliés ambigus qui financent ceux qui nous frappent aujourd’hui.