2 Daniel Cohen: Le monde est clos et le désir infini, Albin Michel, 2015.
Interview.


Daniel Cohen : «Le progrès technique, c’est fini : à preuve la croissance ne cesse de décliner»
Par Cécile Daumas et Philippe DOUROUX — 3 septembre 2015 à 17:46


A l’ère de la révolution numérique, on ne peut plus compter sur une hypothétique croissance pour réduire le chômage. Afin de sortir de cette société de la certitude, pourquoi ne pas généraliser le modèle des intermittents du spectacle en s’inspirant des Danois ?

    Daniel Cohen : «On assiste à une révolution industrielle sans croissance»
Quand Daniel Cohen, directeur du département d’économie de l’Ecole normale supérieure et du Cepremap (Centre pour la recherche économique et ses applications), défend son livre Le monde est clos et le désir infini (Albin Michel), il parle de l’ouvrage le plus optimiste qu’il ait écrit. On voudrait le croire quand il souligne que nous devons changer de modèle en arrêtant de nous intoxiquer à une croissance erratique, qui apparaît et disparaît, créant une insécurité économique et sociale insupportable. Que faire ? Se tourner vers le modèle de la flexisécurité mis en place au Danemark pour que la perte d’emploi ne soit plus un événement insurmontable dans la vie des salariés. Les Français doivent sortir de la société de la défiance et se poser les bonnes questions en cessant d’accuser le monde entier.

Avec ce nouvel essai, vous nous laissez peu d’espoir. Vous dites qu’il ne faut plus compter sur la croissance et si elle revient, elle est insoutenable écologiquement…

Je pense que c’est le livre le plus optimiste que j’aie écrit ! Où en sommes-nous ? Il est habituel de dire que «la croissance permet le progrès et s’il n’y a plus de croissance, il n’y a plus de progrès». Dit comme ça, vous avez raison, il n’y a pas beaucoup d’espoir. Mais l’idée de progrès ne peut pas se résumer à ça. Reprenons les étapes. L’idée de Descartes pour qui l’homme est amené à être «comme maître et possesseur de la Nature» se transforme au XVIIIe siècle, avec les Lumières, en l’idée que l’homme peut devenir maître et possesseur de la société. L’homme est perfectible dans un sens politique et moral. Mais cette conception du progrès change de nature avec la révolution industrielle. Avec l’emprise des sciences et des techniques sur la production, l’idée de progrès se transforme en promesse de progrès matériel. Elle rend possible le rêve que tout le monde accède au confort matériel. Mais cette société industrielle n’est, elle-même, en rien émancipatrice, elle ne se traduit pas par l’émergence d’une société héritière des valeurs des Lumières. Elle demeure profondément autoritaire, verticale, hiérarchisée et imprégnée par les valeurs de la société agraire. Autant de critiques émises par Marx.
Reprenant les idées du sociologue Ronald Inglehart, on peut dire qu’il faut attendre le passage à une société postindustrielle pour retrouver le langage des Lumières. La créativité, l’autonomie, l’horizontalité des relations sociales sont opposées à la verticalité de l’ancien régime industriel.
Le problème est que ce langage ne traduit pas la réalité, c’est une aspiration. La question que je pose, c’est : pourquoi, cinquante ans après Mai 68, cela n’a pas fonctionné. Nos sociétés sont animées de pulsions xénophobes, elles manifestent une nostalgie des sociétés d’ordre, hiérarchiques. Ma thèse est que cela n’a pas fonctionné parce que la société numérique a fabriqué de l’insécurité. Tout job se sent menacé par la numérisation. Il faut sortir de cette société de l’incertitude si l’on veut redonner une chance aux Lumières.

Il y a un paradoxe à dire qu’il ne faut pas compter sur la croissance : les Etats-Unis viennent d’afficher 3,7 %…

Le problème, c’est que nous n’arrêtons pas d’assister à des moments de croissance forte, suivis de krach, suivi d’un retour de croissance, suivi d’un nouveau krach. On le constate encore en Chine avec cet été un effondrement financier qui suit une période de croissance sans précédent. On a eu le krach des pays d’Amérique latine dans les années 80, d’Asie dans les années 90, la bulle Internet début 2000, le krach des subprimes en 2008, le krach des dettes souveraines en 2010… Bref, on est constamment dans des hauts et des bas. En France, on va probablement avoir une très bonne croissance l’année prochaine, car on bénéficie du krach des matières premières. Il faut regarder sur le moyen ou le long terme.
Si la croissance a autant de mal a s’installer sur un registre durable, c’est sans doute qu’il y a des problèmes internes. Dans le cas américain, 90% des ménages n’ont enregistré aucune croissance de leur pouvoir d’achat depuis trente ans. On voit que l’on peut afficher une croissance de 3 % par an en moyenne et se retrouver avec aucune progression du pouvoir d’achat pour le plus grand nombre.

Vous vous ralliez donc à une remise en cause de la croissance, portée déjà par de nombreux économistes…

Vous me faites plaisir, j’avais l’impression de me répéter d’un livre a l’autre. Ce que je disais, en 1994, dans les Infortunes de la prospérité (1), c’est que la croissance de papa, c’est terminé. La croissance des Trente Glorieuses n’était, en fait, qu’un rattrapage des Etats-Unis, cela n’allait pas durer indéfiniment. Depuis, je ne pense pas avoir changé de bord. Pour reprendre le débat d’aujourd’hui, on a deux camps qui s’affrontent violemment chez les économistes. Il y a ceux qui disent qu’on est en plein dans une nouvelle révolution industrielle, dont le potentiel est explosif. J’assume, j’adhère à ce point de vue : nous vivons une troisième révolution industrielle. Et puis il y a ceux, tel l’économiste Robert Gordon qui disent : le numérique ne change pas grand-chose. Internet c’est un peu comme le mariage du téléphone et de la télévision. Le progrès technique, c’est fini : à preuve la croissance ne cesse de décliner. Quand on dit ça, on passe évidemment à côté de la formidable transformation du monde. Mais le constat sur le ralentissement de la croissance, au moins pour la classe moyenne, est lui indiscutable. Ma conviction aujourd’hui, c’est que, oui, nous vivons une révolution industrielle, mais que son potentiel de traction de l’ensemble de la société est faible, à la différence de la précédente révolution industrielle. On assiste à ce que j’appelle une révolution industrielle sans croissance. Hier, le progrès technique tirait l’ensemble de la société, aujourd’hui le numérique est vécu comme une menace. Selon une étude qui fait autorité, 50 % des emplois sont menacés de numérisation. Ceux qui s’en sortent se trouvent soit tout en haut de l’échelle sociale, soit tout en bas. C’est la classe moyenne, dans les banques, les assurances, les administrations qui est menacée.

Le tandem Hollande-Valls se trompe quand il compte sur un retour de la croissance pour inverser la courbe du chômage?

Il ne se trompe pas si on regarde les hauts et les bas, les rebonds et les krachs. Il se trompe s’il pense régler les problèmes de la société française dans les trente prochaines années en voulant juste parier sur la reprise de la croissance. Les gouvernements se contentent en fait de tabler sur le retournement du cycle. Je me trouve dans le creux c’est perdu, je suis au moment du rebond, bingo, c’est gagné. Hollande se trouve peut-être au bon moment du cycle, puisque 2016 devrait être marquée par une reprise. Nous verrons…

C’est une politique économique du hasard fondée sur la chance ?

D’une certaine manière, oui. C’est un peu comme en 1789, quand on était dépendant du beau ou du mauvais temps : une mauvaise récolte et c’est la Révolution, une bonne récolte et rien ne se passe. Nous sommes dans une société dix fois plus riche mais nous sommes revenus à un degré d’insécurité économique qui fait penser a l’alternance du soleil et de la pluie.
Cette insécurité est-elle le cœur de la crise sociale, morale et politique que nous traversons?
Oui, absolument. Le reste est du deuxième ordre. La grande peur du monde est, je crois, fondamentalement liée à cette insécurité économique. Les sociologues du travail le soulignent depuis dix ou quinze ans déjà… C’est vrai, ils travaillent sur le terrain et voient peut-être les choses en avance. Nous, les économistes, nous devons attendre que les chiffres tombent pour avoir le recul. Aujourd’hui, les données confirment une polarisation de l’emploi. Les emplois très peu qualifiés et les plus qualifiés ne sont pas les plus menacés, c’est entre les deux que pèse une menace obsédante sur l’emploi. La classe moyenne, je le disais, est la principale victime de la numérisation du monde. Elle est née de l’expansion des services qui s’est produite dans le sillage de la révolution industrielle, dans les banques, les assurances, les agences de voyage… C’est l’ensemble de cette superstructure, de cette bureaucratie qui est menacée dans les vingt ans à venir par le monde des big data.

Vous prônez comme solution au chômage le modèle danois de la flexisécurité, modèle vanté depuis des années par les spécialistes de l’emploi mais jamais repris en France. Pourquoi ?

La société danoise est fondée sur une confiance réciproque, sur une transparence et une cohésion sociale qui n’existe pas en France. C’est toute la difficulté. En France, la flexisécurité existe, c’est le système des intermittents du spectacle qui est dévoyé parce que tout le monde cherche à profiter du système. Les Danois ont peut-être inventé la société postindustrielle horizontale et non plus verticale, fondée sur la créativité, l’autonomie et non plus l’obéissance. Le problème se situe dans la manière dont les Français l’appréhendent. D’où ma conclusion : on sait ce qu’il faudrait faire, mais si nous n’y arrivons pas, c’est à nous, Français, de nous interroger sur ce qui ne fonctionne pas, au lieu de dénoncer la Terre entière. Il y a une alternative à l’anglo-saxonisation de la planète… Nous sommes dans une société de défiance, comme l’ont très bien montré les analyses des chercheurs Yann Algan et Pierre Cahuc qui remontent jusqu’à Pétain pour expliquer pourquoi «collaborer» est marqué en France du sceau de l’infamie.

Comment sortir de cette société de l’insécurité ?

Il ne faut pas être pour ou contre la croissance. Il faut avancer vers une croissance compatible avec l’équilibre psychique des individus et écologique de la planète. On voit bien que les jeunes aujourd’hui vont dans cette direction quand ils échangent leurs appartements, quand ils passent de la notion de propriété à la notion d’usage avec les voitures, les vélos partagés, le covoiturage… Là, il y a une aspiration mais nous ne sommes pas au bout du chemin. Ce qui m’intéresse, c’est de réfléchir à un modèle de société dans lequel perdre son emploi devienne un non-événement. Dans le système français, cela pourrait vouloir dire concentrer l’argent de la formation professionnelle sur les chômeurs. C’est une folie de dire que le chômage coûte trop cher et qu’il faut faire des économies sur ce poste-là. Il faut faire des économies sur tout mais pas sur l’indemnisation des chômeurs.

Selon vous, l’écologie ne peut pas servir de relais de croissance. Vous semblez encore une fois très pessimiste…

Je ne pense pas que ce soit une bonne idée de vouloir défendre l’écologie au nom de l’emploi. Si on veut l’emploi et la croissance, on vous répondra qu’il faut continuer de fabriquer des voitures. Je ne suis ni optimiste ni pessimiste. Quand on aura passé le mur des énergies renouvelables, oui, peut-être, des gains de croissance et d’emplois apparaîtront - mais nous n’y sommes pas encore. Comme beaucoup, je compte sur une prise de conscience planétaire de l’urgence écologique. Mais on ne passe pas de l’individu à l’espèce sans passer par cet échelon intermédiaire qui est de redonner confiance dans la société où vivent ces individus.
(1)    Editions Julliard.