Murer la peur

Extrait d’un texte de Mia Couto, écrivain Mozambicain,
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La peur fut, finalement, le maître qui m’a fait désapprendre. Quand j’ai quitté ma maison natale, une main invisible me volait le courage de vivre et l’audace d’être moi-même. A l’horizon, j’apercevais plus de murs que de routes. A cette époque, quelque chose me suggérait que, dans ce monde, la peur des mauvaises choses était plus importante que ne l’étaient les mauvaises choses elles-mêmes.
Dans le Mozambique colonial où je suis né et où j’ai grandi, le récit de la peur avait un casting international que le monde nous envierait : des chinois qui mangeaient les enfants, des dits terroristes qui luttaient pour l’indépendance de leur pays et un athée barbu avec un nom allemand. Ces fantasmes ont mis fin à tous ces fantômes : ils sont morts quand la peur est morte. Les chinois ont ouverts des restaurants à côté de chez nous, les dits terroristes sont des gouvernants respectables et Karl Marx, l’athée barbu, est un sympathique grand-père qui n’a laissé aucune descendance.
Le prix de cette construction narrative de la peur a pourtant été tragique pour le continent africain. Au nom de la lutte contre le communisme, d’indicibles barbaries ont été commises. Au nom de la sécurité mondiale on a placé et conservé au pouvoir certains des dictateurs les plus sanguinaires que nous avons en mémoire. Le plus grave héritage de cette longue intervention externe est la façon dont ces élites africaines continuent d’accuser les autres de leurs propres échecs.
La Guerre Froide s’est refroidie mais le maniquéisme qui la soutenait n’a pas désarmé, inventant rapidement d’autres géographies de la peur en Orient et en Occident. Et parce qu’il s’agit de nouvelles entités démoniaques, les traditionnelles méthodes de gouvernement ne suffisent pas... Nous avons besoin d’intervention ayant une légitimité divine... Ce qui était idéologie est devenu croyance, ce qui était politique est devenu religion, ce qui était religion est devenu stratégie de pouvoir.
Pour fabriquer des armes, il faut fabriquer des ennemis. Pour produire des ennemis il est impérieux de créer des fantasmes. La fabrication de cette peur demande un dispositif coûteux et un bataillon de spécialistes qui, en secret, prennent des décisions en notre nom. Voici ce qu’ils nous disent : pour surmonter les menaces intérieures nous avons besoins de plus de policiers, de plus de prisons,  de plus de services secrets, de plus de sécurité et de moins d’espace privé. Pour faire face aux menaces globales nous avons besoin de plus d’armées, de plus de services secrets et de  l’abandon temporaire de notre citoyenneté. Nous savons tous que le vrai chemin doit être autre. Nous savons tous que cet autre chemin commencerait par le désir de mieux connaître ceux qui, d’un côté comme de l’autre, nous nommons “ ils”
Aux adversaires politiques et militaires s’ajoutent maintenant le climat, la démographie et les épidémies. Le sentiment qui s’est créé est le suivant : la réalité est dangereuse, la nature est traitre et l’humanité est imprévisible. Nous vivons – en tant que citoyens et  espèce – en permanente situation d’urgence. Comme lors d’ un état de siège, les libertés individuelles doivent être contenues, la vie privée peut être envahie et la nationalité doit être suspendue. (...)
Il est symptomatique que l’unique construction humaine qui puisse être vue de l’espace  soit une muraille. Celle que l’on appelle la Grande Muraille a été construite pour protéger la Chine des guerres et des invasions. La Muraille n’a pas évité les conflits et n’a pas arrêté les envahisseurs. Sans doute, plus de chinois sont morts lors de la construction de cette muraille que lors de ces fameuses invasions venues du Nord. On dit que certains des travailleurs qui sont morts ont été emmurés dans leur propre construction. Ces corps convertis en mur et en pierres sont une métaphore de combien la peur peut nous emprisonner.
Il y a des murs qui séparent les nations, il y a des murs qui divisent pauvres et riches. Mais il n’y a pas aujourd’hui de mur qui sépare ceux qui ont peur de ceux qui n’ont pas peur. Nous vivons sous les mêmes nuages gris, du sud au nord, de l’Occident à l’Orient... Je citerai Eduardo Galeano au sujet de cette peur globale :
“Ceux qui travaillent ont peur de perdre leur travail. Ceux qui ne travaillent pas ont peur de ne pas trouver de travail. Ceux qui n’ont pas peur de la faim, ont peur de la nourriture qu’ils mangent. Les civils ont peur des militaires, les militaires ont peur du manque d’armes, les armes ont peur de l’absence de guerres.”
Et, peut-être, ajouterai-je maintenant, y a-t-il ceux qui ont peur qu’on en finisse avec la peur.