Histoire du monde ouvrier
11 L’Europe dans la tourmente (1906 1932)

On a vu que lors du Congrès d’Amiens de 1906, la charte votée  avait instauré une frontière entre le syndicat et le parti politique, avait aussi clairement exprimé un passage de l’anarcho-syndicalisme au syndicalisme révolutionnaire.
La CGT, une Centrale syndicale unique…avec pour mission de coordonner les actions des travailleurs de toutes les corporations, accroître leur bien être par des conquêtes sociales profitables à tous…. Néanmoins, le rêve du « grand soir », la grève générale qui  obligera le capitalisme à rendre le pouvoir au prolétariat, commence à s’estomper.
En effet, la grève générale, pour être une arme efficace, exige une cohésion ouvrière totale et l’impossibilité pour le patronat de recruter de la main d’œuvre de remplacement. Or, commence à se généraliser un nouveau type d’ouvriers :  des  campagnes affluent de plus en plus une population « industrielle », formée en quelques jours à des tâches mécaniques et répétitives, soumis aux machines qui imposent des cadences infernales et dans un bruit assourdissant. Ces ouvriers, généralement ruraux, se distinguent de ceux du XIXème siècle, qui étaient plus proches de l’artisan ou du compagnon de l’Ancien Régime.

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 Les grandes villes sont encerclées d’une ceinture de banlieues grises où s’entasse ce nouveau prolétariat encore mal adapté à la vie urbaine. Le monde ouvrier avait toujours connu les taudis, généralement de vieux immeubles abandonnés par des classes aisées, mais maintenant  l’industrialisation massive voit apparaitre une nouvelle espèce d’habitat populaire : le « taudis neuf », la caserne à ouvriers… un élément fondamental de la condition ouvrière commence à être renversé : l’ouvrier, de moins en moins qualifié est maintenu à son point d’attache territorial par la crise du logement. La vie quotidienne, au-delà de la grande précarité, est caractérisée par le déracinement et le cloisonnement !
La formation du capitalisme industriel (français) a été foudroyante. De 4 444 OOO en 1880 (début de l’industrialisation massive), la population employée dans le secteur secondaire atteignait 6 338 OOO en 1906. Notons néanmoins une catégorie d’ouvriers dits « protégés », disposant souvent d’un statut particulier : il s’agit de métiers exigeant une qualification professionnelle importante, donc interdite à la main d’œuvre étrangère ou rurale. Et puis, les travailleurs du « secteur public » : arsenaux, manufactures d’Etat, PTT. Et enfin, les cheminots, qui disposent d’un statut garanti par l’Etat !
L’industrie capitaliste a définitivement dépassé le stade de la manufacture et cet essor massif d’industrialisation provoque un développement extensif et intensif  de production… Le marché du travail est totalement  ouvert et la politique de main d’œuvre s’adapte entièrement aux aléas du marché : en période d’expansion, l’embauche est massive, dès un ralentissement, le débauchage est tout aussi rapide.
Apparait le travail à la chaine, et l’apprentissage sur le tas remplace la formation professionnelle classique. Aux vieux métiers traditionnels, lourds de savoir-faire, se substituent une « catégorisation abstraite » faite uniquement de gestes répétés et de rapidité d’exécution. La rationalisation du travail provoque la fin des qualifications traditionnelles et l’émergence de « l’ouvrier spécialisé » ( l’OS, qui représentera désormais l’archétype de l’ouvrier)
…Main d’œuvre fluctuante, sans capital professionnel, sans « conscience professionnelle », sans conscience de « produire », dépendance totale, insécurité telles sont les caractéristiques de cette nouvelle classe ouvrière. Ce phénomène aura des répercussions importantes sur l’évolution du mouvement ouvrier :
-    Renforcement considérable de la conscience de classe (sentiment d’exploitation et de perte de toute dignité)
-    Dégradation progressive de la puissance syndicale (difficulté de déclencher des actions massives et concertées)
Et on observe alors que le Syndicat va remplacer l’arme du conflit par le dialogue. Il va s’appuyer de plus en plus sur les partis politiques et le Parlement pour obtenir la protection globale de ses mandants et responsables, pour essayer d’obtenir par la loi des avantages de caractère général qui renforcement leur audience. Ces derniers n’accorderont pas « gratuitement » leurs appuis : les rivalités politiques pénètreront l’appareil du syndicalisme, brisant d’une manière (définitive) l’unité syndicale elle-même. Ces évolutions sont naturellement favorisées par les changements qui s’opèrent dans la nature même de l’Etat. Au fur et à mesure du développement des concentrations capitalistes, l’Etat pénètre de plus en plus les rouages de l’économie, (on  peut se demander si le syndicalisme à cette époque, transformé en groupe de pression n’a pas lui aussi contribué au développement du capitalisme technocratique ?)
Cela dit, pendant cette même période, plusieurs grèves professionnelles furent néanmoins déclenchées. Citons celle, mémorable, en 1907, des ouvriers vinicoles de Narbonne pour protester contre leurs  salaires de misère, qui entraina l’emprisonnement du Secrétaire général de la toute jeune CGT…

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Parlons justement de cette dernière…si, pour les raisons que j’ai indiquées, elle ne comptait que peu d’adhérents, elle bénéficiait d’un bon courant de sympathie. Jeune fille de 14 ans, elle vit sa première crise en 1909 avec la démission de son Secrétaire Général, en désaccord avec les évolutions ( cf plus haut) de la centrale. Il est remplacé par NIEL qui rejette le syndicalisme révolutionnaire. Il sera « démissionné » quelques mois plus tard par les partisans de ce syndicalisme révolutionnaire. La CGT est alors au bord de la scission.
Puis 5 ans plus tard, elle fait face aux soubresauts qui agitent le monde ouvrier européen (en 1913 fut créée à Zurich la Fédération syndicale internationale, marquant la solidarité internationale des travailleurs), confronté aux signes avant coureurs de la première guerre mondiale.
Le Secrétaire Général, Léon JOUHAUX, élu en suivant, termine en 1912/1913 la réorganisation interne (face à une droite nationaliste qui demande l’interdiction de la CGT) de la Centrale. Mais les guerres balkaniques et l’attentat de Sarajevo du 28 juin 1914 font peser les risques de guerre sur l’Europe.
Jusqu’à présent, le mot d’ordre ouvrier était « guerre à la guerre » et « grève générale contre la guerre du grand capital ». Le 25 Juillet 1914, JOUHAUX (et DUMOULIN) rencontrent leurs homologues allemands lors du congrès des syndicats belges. Ils sont alors persuadés que les réformistes allemands vont soutenir l’effort de guerre du Kaiser et du Reich. 3 jours plus tard, les responsables CGT déclarent : « dans la situation présente, la CGT rappelle à tous qu’elle reste irréductiblement opposée à toute guerre. La guerre n’est en aucune façon une solution aux problèmes posés et elle ne peut pas servir la cause ouvrière. Elle reste la plus effroyable des calamités humaines. A bas la guerre, Vive la Paix ! »
Le 29 Juillet, la CGT appelle à une manifestation aussitôt interdite par le gouvernement. Elle publie une seconde déclaration ou il ne s’agit plus « de faire la guerre à la guerre » mais de tenter d’éviter «  le plus grave péril mondial ». Le 31 juillet, JAURES est assassiné et le lendemain, la mobilisation générale est décrétée sans que la CGT soit en mesure de s’opposer à la guerre.
L’actuelle commémoration de la Première guerre mondiale évoque abondamment les effets plus que désastreux sur la population française. Je ne m’y attarde donc pas. Relevons seulement que la « classe ouvrière » a payé un très cher tribut.
Partout, dans les campagnes, dans les villes, les hommes valides sont mobilisés et c’est aux femmes qu’il incombe de prendre en charge la vie de la ferme, les enfants, les vieillards, et le travail à l’usine. Elles vont suppléer les hommes partis au front et investir le monde du travail  (Rappelons que la guerre terminée, elles retrouveront leur condition d’avant, sans devenir des « citoyennes » à part entière… jusqu’en 1944, alors que les femmes anglaises, elles, pourront voter dès 1918 !)
Bien sûr, l’économie toute entière se met au service de la guerre : il faut transformer les usines en fabriques d’armement. Des pénuries apparaissent et pour compenser, l’Etat met en place une politique des plus « dirigistes », fait un recours massifs aux emprunts auprès de la population en utilisant toutes les ruses (censure, bourrage de crâne, utilisation des enfants à l’école) pour récupérer les économies des foyers….
Au lendemain de la guerre, (je ne m’étends pas sur l’étendue des pertes humaines et les dégâts causés. Les citoyens découvriront alors combien on leur avait menti durant ces 4ans…) un nouveau contexte nait pour les travailleurs avec la victoire de la révolution en Russie. Cette victoire constitue un formidable appel à la mobilisation des salariés.
Comme on pouvait prévoir que les travailleurs démobilisés en 1919 ne retrouveraient pas les conditions de travail d’avant et que les idées avaient considérablement évolué du fait du « brassage » forcé et durable des origines et métiers, le gouvernement, le patronat et toute la classe bourgeoise veulent alors se prémunir face au risque réel d’extension révolutionnaire sur les ruines de la guerre. Ainsi, toute une série d’acquis sociaux sont obtenus – rien à voir avec une quelconque récompense des efforts fournis pour la patrie !- avec en 1919, les lois sur les conventions  collectives et sur la journée de 8 heures.
Pour la première fois, est reconnue sur une grande échelle la capacité du syndicat à signer des « accords collectifs » protecteurs des conditions de travail des salariés. Ces résultats enclenchent un processus d’adhésions de masse, propulsant l’organisation à 2 millions d’adhérents !
Cependant, les divisions internes demeurent entre réformistes et révolutionnaires, entre ceux qui se sont ralliés à « l’union sacrée »(union des pays de la Triple Alliance) et ceux qui sont restés sur le terrain syndical de défense des salariés plongés dans la barbarie guerrière.
C’est alors que la CGT est invitée à adhérer à l’Internationale communiste par les militants du PC , s’opposant de front à la tradition d’indépendance contenue dans la charte d’Amiens…(Cela entrainera la première scission-1921_ de la CGT dont je parlerai le mois prochain).
Dans le même temps, est créée la CFTC (Novembre 1919). Depuis 1914, le syndicat des « employés du commerce et de l’industrie »(créé en 1887) regroupant environ 8000 militants « catholiques sociaux » milite pour la création d’un syndicat « mixte » regroupant ouvriers et patrons, à l’opposé du la tradition syndicaliste française. Les fondements du syndicalisme chrétien vont se référer à l’encyclique RERUM NOVARUM du pape Léon XIII du 15 Mai 1891, qui entend ainsi répondre au développement des idées socialistes (qui revendiquent aussi le bonheur terrestre !). Ce texte, qui expose l’idéologie sociale de l’église catholique peut se résumer en quelques principes : respect de la propriété privée (en retour, le patron devra respecter la dignité de l’homme qui en est l’ouvrier), principe d’équité (car tous ne sont naturellement pas égaux !), principe de soumission (le travailleur doit accepter sa condition et ses devoirs), principe de corps (chacun doit conserver son rang social).
Dans son préambule, la CFTC se prononce en faveur de la doctrine sociale définie par l’encyclique : pour la collaboration de classe et contre la grève générale ! (pour l’ensemble du clergé, revendiquer est un acte impie…). Elle a assurément provoqué, elle aussi une division (redoutable) dans les rangs ouvriers (j’y reviendrai).
Ainsi, au lendemain de la première guerre mondiale, le paysage syndical n’est pas moins dévasté que le pays lui-même !
Les années 1920 connaissent une bourse florissante, des entreprises galvanisées par un marché du travail « facile » et la nécessité de reconstruire… Dans le monde ouvrier, les conditions de vie restent détestables, la paix est certes revenue mais les tensions sociales sont présentes et la confiance envers les politiques reste absente...  1920 est en particulier marquée par la grève des cheminots, qui reçoivent le renfort des mineurs, des dockers, des métallurgistes…, et qui feront l’objet d’une sévère répression (20 000 révocations), qui affaiblirait gravement et durablement (jusqu’en 1936) l’influence du syndicat.
La « culture de masse » fait son apparition à la faveur des médias et des loisirs, prenant le pas sur une culture « populaire », faite de folklore et de traditions, qui ne résiste pas à l’urbanisation et aux apports de la société américaine. C’est la période des « années folles » qui, néanmoins voit la France avoir du mal à se sortir des affres de la guerre…et la perte de cohésion de la classe ouvrière, qui souffre des pertes en vies humaines et des déplacements géographiques massifs, provoquant ainsi perte de repères et désorganisation des anciens groupes : toute mémoire sociale qui n’est plus partagée meurt rapidement !
Une terrible crise frappe maintenant les Etats Unis en 1929. En octobre de la même année survient le fameux « jeudi noir », la bourse s’écroule, tout le monde veut vendre, et cela provoque la chute immédiate et brutale des cours, entraine des faillites et la ruine des banques…
En Russie, la situation n’est pas meilleure, la famine gagne le pays et fait plus de 6 millions de morts suite à la mise en place d’une « économie de plans » successifs et contradictoires dans un régime devenu totalitaire.

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La crise gagne la France dès 1932, amenant aussi faillite, ruines, et donc chômage intensif, générateur d’une misère encore plus importante dans la classe ouvrière. En réponse à la situation, le gouvernement met en place une politique « protectionniste » qui ne résout rien puisque tous les autres pays font de même…Survint donc une grande instabilité politique ( pas moins de 19 gouvernements se succèderont entre 1929 et 1936 !) qui fait le beau jeu des forces d’extrême droite, dopés par l’arrivée de Mussolini, et son parti fasciste, en Italie, Franco en Espagne, Staline en Russie, et le parti nazi allemand (Hitler) . Apparaissent alors des idées xénophobes (portées par l’extrême droite qui réclament le départ des étrangers, accusés de voler le travail aux français) et un certain antisémitisme…
Mais cette crise provoque une mutation considérable dans le rapport de force interne au monde du travail par l’émergence de tensions fortes entre le patronat des industries « lourdes » (qui prônent un « paternalisme industriel »  fondé sur des bas salaires), le monde des affaires et l’industrie de « transformation », qui voient dans ces principes un frein à la consommation et un blocage à l’élargissement du capitalisme.
 Le PC, la SFIO  décident alors de s’allier pour former « le front populaire », avec pour slogan: « pain, paix et liberté ».

JCF