“La République n’est pas une forme politique épuisée”, Olivier Christin, directeur du CEDRE
Juliette Cerf Publié le 21/11/2016. Mis à jour le 22/11/2016 à 11h36. Télérama
Sujette à nombreux malentendus, elle voit parfois ses idéaux galvaudés ou détournés… La République et ses valeurs seraient-elles en danger ? Olivier Christin, historien et directeur du tout nouveau Centre européen des études républicaines, nous rappelle les enjeux contemporains du républicanisme.
Hier, les quatre millions de votants au premier tour de la primaire du parti Les Républicains ont bel et bien signé : « Je partage les valeurs républicaines de la droite et du centre ». Mais au-delà de l’appartenance partisane, les valeurs républicaines ne devraient-elles pas être les mêmes pour tous les citoyens ? Une question politique parmi d’autres qui résonne fortement alors qu’est lancé cette semaine le CEDRE, le Centre européen des études républicaines, issu d’un rapport remis à Francois Hollande : « La République, c’est un mouvement, c’est une construction, c’est une passion. Une passion généreuse. Une passion rationnelle. Une passion rassembleuse. Avec toujours le refus radical de la fatalité », dixit le Président…
Entretien avec l’historien Olivier Christin, directeur de ce nouveau centre de recherches pluridisciplinaires, rattaché à PSL (Paris Sciences et Lettres) et hébergé sur le campus de l’Ecole nationale supérieure (ENS) Jourdan, qui sera inauguré le 24 et 25 novembre par un grand colloque international, « Modernités républicaines », à l’ENS rue d’Ulm, à Paris.
Qu’est-ce qui justifie, aujourd’hui, la création du CEDRE ?
Si la question républicaine est omniprésente dans le débat public, elle donne aussi lieu à de nombreux malentendus. On assiste en effet à un détournement de certains concepts-clés – ceux de peuple, de laïcité ou de patriotisme – qui finissent par être utilisés à rebours de leur signification initiale et retournés contre les idéaux républicains eux-mêmes. Un sondage de mai 2015 a ainsi établi que 65 % des Français ne s’estiment plus « touchés » par la mention des « valeurs de la République » dans les discours des hommes politiques et que l’usage du terme de « République » les laisse plus insensibles que celui d’« identité nationale ». Dans une enquête de 2016, près d’un tiers des sondés juge encore qu’un pouvoir autoritaire serait plus efficace qu’un régime républicain.
Pourquoi le terme de « République » est-il autant galvaudé ?
La confusion s’établit, par exemple, lorsque l’on oppose de manière schématique République et libéralisme – ou République et démocratie – comme l’ordre et l’intérêt collectif, d’un côté, et, de l’autre, la licence et l’individualisme excessifs : en France, historiquement, la République, c’est les droits de l’Homme, l’égalité devant la loi, la liberté d’opinion et de croyance. Ces confusions sont évidemment des erreurs historiques et philosophiques, parfois volontairement entretenues pour suggérer qu’il y a d’autres instances légitimes pour déterminer les formes et les objets du gouvernement que la souveraineté populaire : des experts, par exemple, ou les marchés.
“La République est avant tout le lieu d’une réflexion sur la liberté et sur les conditions de sa réalisation.”
La République est-elle un concept européen ?
La République a partie liée avec l’histoire de l’Europe, que l’on pense à la démocratie athénienne et son usage du tirage au sort qui conduisait des milliers de citoyens à y jouer un rôle réel, à l’Histoire de Rome et sa haine de la monarchie, encore bien perceptible au moment où César puis Octave jettent les fondements de l’Empire ou encore à ces Républiques italiennes si prospères et si innovantes, Venise, bien sûr, mais aussi Florence ou Sienne. Mais l’idéal républicain s’exporte, à partir de l’Angleterre des XVIIe-XVIIIe siècles notamment, vers les colonies américaines et il n’est aujourd’hui plus possible d’écrire une histoire de la pensée républicaine qui ignorerait l’apport décisif de la Révolution américaine. L’histoire de la République déborde donc largement du cadre européen.
Quelles sont les valeurs communes à toutes ces Républiques ?
C’est une question compliquée car il faut ici tenir compte à la fois de la diversité des expériences historiques concrètes – la République athénienne à laquelle participent effectivement quelques dizaines de milliers de citoyens n’est évidemment pas la nôtre – et de la singularité du républicanisme par rapport à d’autres systèmes politiques. A première vue, on pourrait croire que tout oppose les Républiques anciennes et médiévales, « néo-romaines » qui exaltent le dévouement, la vertu, l’engagement civique des citoyens au service du bien commun, des Républiques modernes fondées avant tout sur la reconnaissance des droits naturels dont doivent jouir les citoyens et que l’organisation des pouvoirs doit protéger. Mais en fait, cette opposition entre la liberté des anciens (le service de la Cité, le gouvernement indépendant) et la liberté des modernes (les droits de l’individu) n’est pas totalement exacte. Dans tous les cas, la République est avant tout le lieu d’une réflexion sur la liberté et sur les conditions de sa réalisation.
“La République n’est pas un dogme disait Jaurès, mais une méthode.”
Primaire des Républicains en France, élection du républicain Donald Trump aux Etats-Unis : la République est-elle la même pour tous les citoyens ou un terrain d’affrontement politique ?
Je ne crois pas que l’on doive comparer ainsi deux élections aux enjeux et aux protagonistes si différents, ne serait-ce que parce que les mots ont un sens très éloigné : le républicanisme de Trump n’est évidemment pas celui de François Fillon ou d’Alain Juppé. Votre question, ceci dit, met en garde contre l’idéalisation de la République dans certains discours. Or le républicanisme, pour un penseur comme Machiavel notamment, c’est une manière de gérer la conflictualité des sociétés, pas de la nier ; c’est une recherche constante de l’équilibre juste entre intérêts individuels et intérêt collectif, entre liberté et égalité… Il n’y a rien de choquant à ce que les citoyens soient en désaccord sur ce que sont les valeurs de la République, et qu’ils en débattent. La République n’est pas un dogme disait Jaurès, mais une méthode.
Quelle est la place de la question républicaine au sein des sciences humaines et sociales ?
Il existe une très forte activité de recherche et de publication sur le républicanisme. Depuis une vingtaine d’années, les études républicaines se sont profondément renouvelées : en France, avec les travaux d’historiens (Mona Ozouf, Christophe Prochasson, Vincent Duclert, Patrick Cabanel) de philosophes (Marcel Gauchet, Luc Ferry, Vincent Peillon, Jean-Fabien Spitz ou plus récemment Christopher Hamel) de sociologues (Philippe Portier, Jean Baubérot, Cécile Laborde) mais aussi en Italie (Maurizio Viroli, Marco Geuna), en Suisse, aux Pays-Bas, en Espagne et dans le monde hispanophone. Mais il faut surtout souligner le rôle considérable des chercheurs anglo-saxons et de ce que l’on a appelé – de manière un peu excessive parfois – l’école de Cambridge avec les travaux pionniers des historiens John Pocock et Quentin Skinner qui ont totalement renouvelé notre lecture de la pensée républicaine en portant au jour une tradition néo-romaine, qui prend son essor dans les cités italiennes du Moyen Age et à laquelle se rattache Machiavel.
“La République est une vraie réponse politique au populisme et à l’explosion des inégalités.”
Quelles seront les tâches du CEDRE ?
Proposer un séminaire périodique, ouvert aux chercheurs, aux étudiants et au public pour construire un lieu d’échanges et de débats : le premier thème choisi sera celui de la « démagogie », un sujet qui se prête aux analyses croisées de philosophes, de spécialistes de l’Histoire de l’Antiquité ou de la rhétorique, de politistes ou de sociologues… Le CEDRE a aussi pour objectif de contribuer à la constitution d’une nouvelle bibliothèque républicaine, mettant à la disposition des chercheurs, des étudiants, des enseignants et du public des ressources inédites ou difficiles d’accès : elles pourraient notamment être conçues en collaboration avec les ESPE (Ecole supérieure du professorat et de l’éducation) et les enseignants du secondaire dans le cadre de l’enseignement moral et civique qui fait une large place à la question des valeurs de la République. Enfin, le Centre organisera – en partenariat avec des collectivités territoriales, des associations, des ONG, des organes de presse, des établissements universitaires et scolaires et des entreprises – des journées annuelles de rencontres publiques, de débats et de réflexion autour des pratiques citoyennes. Les premières auront lieu dans la région lyonnaise à l’automne 2017, sur un sujet central à mes yeux : « Dévouement et engagement : servir la Cité ».
Quelle est l’ambition du colloque inaugural, « Modernités républicaines » ?
Souligner les enjeux contemporains du républicanisme : la République n’est pas une forme politique épuisée, une nostalgie, l’idéalisation d’un passé national, mais une vraie réponse politique au populisme et à l’explosion des inégalités. Le colloque, qui réunira des invités de renom venus des Etats-Unis, d’Angleterre, d’Italie, d’Espagne, de Suisse ou d’Allemagne, sera une belle occasion de confronter des manières de penser et d’écrire l’histoire des doctrines et des expériences républicaines. Nous en attendons la dissipation des malentendus que j’évoquais tout à l’heure et le rappel de ce que les expériences des uns doivent à l’apport des autres : l’importance de la circulation des hommes et des idées, le rôle des exilés à l’image de ces Français qui trouvent refuge en Suisse pendant le Second Empire ou de ces républicains espagnols qui arrivent en France dans les années de la guerre civile…
A suivre
“Modernités Républicaines”, colloque d’inauguration du CEDRE les 24 et 25 novembre 2016, ENS, rue d’Ulm, Paris. Le colloque se compose de plusieurs sessions, conférences, tables rondes. Entrée libre dans la limite des places disponibles. Sessions des matinées accessibles sur invitation uniquement.