Discours de Madame Christiane Taubira, ancienne Garde des Sceaux et Ministre de la Justice, prononcé le 10 mai 2016 à l’occasion de l’hommage rendu au Panthéon à Victor Schœlcher par le GODF, dans le cadre la Journée commémorative de l’abolition de l’esclavage
Communiqués et discours | Publié le 19/05/2016 | émis le 10/05/2016


Journée commémorative de l’abolition de l’esclavage
Hommage à Victor Schœlcher au Panthéon
Le 10 mai 2016
Discours de Mme Taubira
ancienne Garde des Sceaux et Ministre de la Justice
 
 
 
Grand Maître,
Mesdames et Messieurs,
 
Le lieu invite au silence, la circonstance au recueillement et le moment à la méditation. Pablo Neruda disait : « La parole est une aile du silence ». Je prends la parole pour vous dire ma gratitude pour m’avoir associée à cet hommage, en ce jour et en cet endroit.
 
Lorsque l’on a le privilège, l’honneur de pénétrer la vie d’une immense figure et de devoir en livrer quelques éclats, c’est comme d’avoir à la côtoyer. C’est une fréquentation qui nous oblige à nous élever. Mais que peut-on retenir de substantiel d’une vie aussi riche, aussi constamment maîtrisée, d’une ardeur continue, d’une volonté si forte, si stable, si constante !
 
Puisque nous le commémorons en ce 10 mai, que nous faisons mémoire ensemble, je propose que nous retenions de cette vie un geste parmi d’autres. C’était une vie attelée à de grandes et belles causes : la justice sociale, l’abolition de la peine de mort, mais nous allons retenir aujourd’hui ce geste singulier et majuscule parce qu’il porte en lui la totale devise de la Deuxième République, c'est-à-dire cette fraternité qui refuse de consentir à des exceptions sur la liberté et sur l’égalité. Ce geste, c’est l’abolition définitive de l’esclavage dans les colonies françaises.
 
Peut-on d’ailleurs parler de geste ? En fait, c’est un combat qui s’élabore en mûrissant. C’est un combat qui commence lorsque Schœlcher se trouve en face d’un système inhumain et odieux. Mais pour odieux et inhumain que soit ce système, c’est quand même sur lui que repose une prospère mondialisation de l’économie avec des antagonismes et une inégalité d’expression et de défense des intérêts.
 
Son combat va donc cheminer de l’adoucissement du sort des esclaves à l’aménagement de leurs conditions de vie et de travail jusqu’à la récusation sans concession du système d’asservissement de l’être. Il va réfuter méthodiquement, rigoureusement, passionnément cet asservissement de l’être. Il va le faire en indiquant que le seul et unique remède aux maux incalculables de la servitude, c’est la liberté, qu’il est impossible d’introduire l’humanité dans l’esclavage et que le seul moyen d’améliorer réellement le sort des esclaves, c’est de prononcer l’émancipation complète et immédiate.
 
C’est donc ainsi son acte de conscience universelle, conscience portée par la conviction qu’une humanité dans la dignité est inaliénable et indivisible. C’est aussi une conscience portée par l’éthique au sens où l’entendait Emmanuel Kant, à savoir l’universalité du devoir de solidarité entre les êtres humains. Dès qu’il a la conviction que c’est le seul chemin possible, il fera le choix de dénouer la contradiction entre d’une part la volonté d’adoucissement d’un système de servitude et l’exécration que suscite ce système de servitude. Il va donc choisir le droit contre la force.
 
Il va choisir le Droit qui garantit les droits, il va choisir le Droit qui est une longue et lente conquête de la règle contre la force.
 
La question qui nous est posée aujourd’hui, c’est celle des enseignements que nous tirons de la vie et de l’œuvre de Victor Schœlcher. Que nous enseignent cette vie et cette œuvre pour nos temps tourmentés, pour les défis qui nous empoignent, pour nous aider à ne pas céder à la tentation de l’égoïsme, du repli, du rejet de la différence, pour nous permettre de nous préserver des lâchetés criminelles ?
 
Schœlcher a choisi de ne pas confondre l’homme abstrait avec les hommes, de ne pas confondre l’image avec la réalité, de ne pas confondre l’idée avec la personne. C’est pour cela que son enseignement nous est encore plus précieux, enseignement à savoir penser par soi-même, oser penser par soi-même et ne pas penser tout seul. C’est simplement un enseignement de la philosophie des Lumières.
 
Aujourd’hui, nous portons en héritage un humanisme que nous devons renouveler, que nous ne savons pas encore formuler en ce début de siècle à la fois resplendissant et chaotique. Il demeure néanmoins que nous devons féconder cet humanisme qu’il nous a laissé.
 
En tout état de cause, par sa vie, par son œuvre, il a répondu à cette exclamation impérissable de Goethe : « qui m’a forgé un cœur d’homme ? N’est-ce pas le temps tout-puissant et le destin éternel ! »