Audition du Grand Maître par l’Observatoire National de la Laïcité
 
22 mars 2016
 
 
 
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs,
 
Merci de m’avoir convié à contribuer à la préparation du rapport annuel de l’Observatoire National de la Laïcité, document qui est lu au Grand Orient de France avec beaucoup d’attention.
 
Dans la fonction qui est la mienne, c’est la troisième fois que vous m’invitez à participer à vos réflexions et j’y suis très sensible. Comme vous l’avez rappelé, nous avons de nombreuses occasions de nous rencontrer, de nous croiser, de participer à des manifestations communes dans un contexte dont l’évolution est préoccupante.
 
On ne peut pas en effet ne pas s’interroger quand on voit le nombre de manifestations qui tournent aujourd’hui autour de la question de la laïcité. C’est un sujet qui n’intéressait pas dans les mêmes termes il y a une vingtaine d’années.
 
J’en voudrais pour preuve le colloque auquel je participe cet après-midi à la Mairie de Paris sur le thème des Voix de la paix. Une nouvelle fois, je me retrouverai en compagnie de personnes très respectables, je veux parler des représentants de différentes religions. Je dois participer à une table ronde avec le recteur de la grande mosquée de Bordeaux, M. Tareq Oubrou, Monsieur Guggenheim, du collège des Bernardins, Monsieur Serfaty, rabbin et Président de l’amitié judéo-musulmane de France. Vous l’aurez compris, la question n’est pas la qualité des personnes, mais ce qui m’interpelle c’est ce besoin très fort aujourd’hui de réunir les représentants des confessions pour parler du vivre ensemble. Évidemment, dans ces circonstances, on invite également les Francs-maçons, dans un souci de juste équilibre, mais ces manifestations de mon point de vue ne sont pas un signe encourageant quant à l’évolution de la société.
 
Que les choses soient claires, la Franc-maçonnerie n’est pas une anti-religion et les religions ne sont pas nos ennemis. Simplement, et beaucoup au Grand Orient de France que je préside pensent de même, nous sommes face à un mouvement de confessionnalisation de la société qui est certainement un mouvement de long terme, qui ne peut pas s’apprécier à l’échelle d’une mandature politique ou au rythme des élections qui cadencent la vie démocratique de notre société.
 
Nous sommes en face d’un mouvement de fond qui peut remettre en cause le puissant mouvement de laïcisation qui a saisi la France en 1789 et qui s’est déroulé sur deux siècles, le XIXème et le XXème, mouvement de laïcisation qui ne se résume pas à la loi de 1905.
 
Je suis très attaché à la loi de 1905 et dans quelques jours j’irai à Pons en Charente Maritime pour rendre un hommage à cet homme qu’aujourd’hui on fait passer au second plan, lui préférant Aristide Briand. Or, Émile Combes est très certainement la figure d’avenir pour penser la laïcité.
 
Ce puissant mouvement de laïcisation a commencé par la première loi de séparation des Églises et de l’État sous la Révolution. Il a reposé sur des actes forts comme par exemple la laïcisation de l’état civil dès 1792. Les lois organisant l’école publique en sont évidemment un moment particulièrement important. La loi de 1905 est venue non pas mettre un point terminal, mais elle a constitué un véritable sommet dans cette séquence car très vite, au cours du XXème siècle, on s’est rapidement converti à la logique des accommodements raisonnables. De là, un certain nombre de lois sont venues tempérer l’esprit laïque qui animait le législateur tout au long du XIXème siècle.
 
On a aussi perdu de vue les objectifs qui étaient poursuivis à travers la laïcisation de la société politique française. Je ferai référence à Voltaire qui était le défenseur de ce qu’il appelait la « tolérance universelle », comme moyen de lutter essentiellement contre le système théocratique qui caractérisait la société française de l’Ancien Régime. Il s’agissait avant tout pour Voltaire d’affranchir les hommes et les femmes de la tutelle théocratique qui avait régi la société jusque-là. Dans une lettre célèbre, Voltaire écrivait qu’il attendait ce moment où la religion ne serait plus une affaire d’Etat au même titre que « la manière de faire la cuisine ». Voltaire concluait en disant qu’évidemment il ne verrait pas ce jour qu’il espérait ardemment. Force est de constater que ce jour ne semble toujours pas venu et que le combat doit être en permanence repris.
 
La laïcité, au-delà des dispositifs législatifs qui la structurent, a eu pour vocation de donner à la France un destin commun partagé. C’est peut-être parce que nous sommes en panne d’une telle ambition qu’aujourd’hui les religions font un retour en force, ce que traduit la confessionnalisation rampante de la société.
 
Il y a plusieurs explications à cela qui, de mon point de vue, sont particulièrement inquiétantes. Tout d’abord la résurgence des intégrismes et des dogmatismes de tous horizons, dont le radicalisme islamiste ou l’islamisme politique n’est qu’un aspect, même si c’est le plus visible à l’échelle du monde d’aujourd’hui. L’offensive des religions est quelque chose de beaucoup plus profond à l’échelle de ce XXIème siècle.
 
Le deuxième point qui peut expliquer cela concernant la France, c’est la crise du modèle social républicain qui, à certains égards, n’a pas tenu toutes les promesses qu’il était censé apporter. J’ai eu l’occasion de me déplacer dans la ville de Grigny, il y a de cela un mois, pendant une journée pour essayer de m’imprégner de ce qu’est un peu la vie de tous les jours dans ces grandes cités urbaines. J’ai été frappé par deux choses.
 
La première est que l’on ne peut pas dire que l’État ne fait rien. La rénovation urbaine est à l’œuvre, on perce de nouvelles routes, on désenclave, beaucoup est fait. En même temps, on a le sentiment que l’État passe à côté de l’essentiel parce que le malheur des gens reste ce qu’il est. Des associations se battent comme elles le peuvent pour apporter du secours à des femmes issues souvent de l’immigration et qui vivent dans des conditions difficiles. Les ambassadrices de la ligne 402, ligne d’autobus qui entre autres traverse la ville de Grigny, font tout ce qu’elles peuvent pour que cet autobus traverse cette ville sans trop d’encombres et que les habitants de Grigny bénéficient d’un service public auquel ils ont droit comme les autres. Par ailleurs l’absence de vie sociale impressionne comme si une chape de plomb pesait sur ces cités.
 
Tout cela explique un peu le sentiment de malaise que l’on peut avoir quand on essaie de regarder ce qu’est notre République aujourd’hui.
 
Enfin, le troisième élément c’est le destin d’une jeunesse en perte de repères. Que penser à ce titre de ces jeunes Français qui n’ont pour tout projet que de se saisir d’une kalachnikov ?
 
Dans ce contexte, la laïcité est plus que jamais nécessaire et ce besoin de laïcité, de mon point de vue, a été tragiquement confirmé par les attentats de janvier et de novembre 2015.
 
Cela étant, la laïcité est un peu aujourd’hui dans une impasse. Tout a déjà été dit et nous sommes conduits d’une année sur l’autre à nous répéter.
 
De ce fait, nombre de laïques sont un peu démoralisés du fait que la laïcité est otage d’un certain immobilisme politique. On répète très souvent qu’il n’y a pas de problèmes, en tout cas pas suffisamment de problèmes pour faire bouger les lignes. Je ne suis pas certain que ce constat anticipe suffisamment les évolutions à l’horizon de dix ou quinze ans. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Au-delà de la situation à ce jour, il nous faut faire des choix, il nous faut affirmer des convictions, il nous faut parfois prendre des risques au regard de la vision que l’on a de l’évolution de notre société, de ce qu’elle peut devenir à l’horizon des dix ans qui sont devant nous.
 
Dans dix ans, nous ne serons peut-être plus dans la situation de 2004 où il était encore temps de réparer ce que l’on n’avait pas su faire en 1989. Je fais référence à l’affaire du voile de Creil où l’on a vu - et cette tendance est assez lourde dans notre société politique - à cette occasion le temps mis à réagir avant qu’il ne soit trop tard. On ne peut plus différer certains constats et on doit en tout cas exprimer certaines inquiétudes.
 
J’ajouterai que la question de la laïcité dépasse largement le cadre de nos frontières et que la France, en même temps, est regardée par d’autres pays. La manière dont nous affirmons les règles laïques dans notre société ne peut pas laisser indifférents de nombreuses nations. Je pense à la Tunisie, à nombre de pays amis qui peuvent aussi à terme s’inspirer de ce que nous ferons.
 
La laïcité est trop souvent victime de provocations à caractère politique, des crèches de Noël exhibées dans les bâtiments publics - de ce point de vue je me félicite de ce que l’Association des Maires de France a consigné dans son livret - aux difficultés recensées dans les classes où l’on s’aperçoit que certains jeunes ne veulent pas suivre certains enseignements, que d’autres ne suivent pas les cours de sport, etc… La liste serait longue si l’on prenait soin d’identifier l’ensemble de ces manquements quotidiens aux règles de l’éducation républicaine telle que nous la comprenons.
 
De ce fait, il nous paraît indispensable de rappeler les règles, mais aussi peut-être de le faire avec plus de volontarisme encore. Il ne faudrait pas donner l’impression d’un certain laisser faire qui pourrait être dommageable.
 
Á ce titre, sans prétendre être exhaustif, il faut s’assurer que les chartes de la laïcité dans les services publics sont affichées partout. C’est un élément essentiel.
 
Il y a aussi certaines dispositions dont l’énoncé peut paraître équivoque, comme dans le livret de la laïcité du ministère de l’éducation nationale. Le paragraphe qui met sur le même plan le discours religieux et le savoir scientifique a provoqué un certain trouble. Je me suis adressé à Madame la Ministre qui m’a répondu et j’ai bien compris le sens de sa réponse, mais la formulation reste pour le moins contestable. Je pense que c’est un propos qui mériterait d’être révisé si d’aventure ce livret de la laïcité connaît une deuxième édition.
 
La loi travail qui est en examen actuellement comporte dans son article 1er des dispositions sur la liberté d’expression des convictions religieuses dans le monde du travail. Il ne m’avait pas paru que ce point soit essentiel à la réforme du droit du travail dont la France a besoin. Pour beaucoup, cette disposition est comprise comme une vraie provocation et à un moment où beaucoup d’entreprises, dans la volonté de sauvegarder un certain modèle social, s’efforcent à travers des règlements intérieurs, de mettre en place des chartes de la laïcité, d’éviter que le lieu de travail ne devienne un lieu d’affrontement des religions, cette disposition, si elle devait perdurer dans le texte soumis au Parlement, pourrait être comprise comme un véritable chiffon rouge.
 
Le Grand Orient de France est aussi, en tout cas par ma voix, inquiet de ce qui pourrait advenir dans les universités, dans les espaces de cours où la liberté vestimentaire est la règle, mais où nous devons particulièrement être vigilants envers tout prosélytisme. J’ai bien lu dans l’avis de l’Observatoire de la laïcité que selon vous il n’y avait pas de problèmes majeurs à ce sujet. Soyons vigilants dans la mesure où le prosélytisme est toujours une affaire de degré. On ne sait pas vraiment là où il commence, mais on sait en revanche qu’il ne s’arrête jamais une fois qu’il a pris le dessus. Là aussi, il ne faut faire preuve ni de cynisme ni d’angélisme.
 
Parmi les règles qui nous tiennent à cœur, il y a celles qui touchent les sorties scolaires. Je regrette l’abandon de la circulaire Chatel ou en tout cas son interprétation a contrario. Celle-ci me paraissait l’expression d’une certaine forme de sagesse. Je ne suis pas sûr que la nouvelle pratique sera effectivement plus facilitatrice et en tout cas garantissant une véritable harmonie dans le cadre des sorties scolaires telles qu’elles se déroulent.
 
Enfin, au-delà de ces ajustements, il y a quelques mesures symboliques - et la notion de symbole est importante en matière de laïcité - que nous demandons, que l’Observatoire de la laïcité demande également, mais manifestement qui ont beaucoup de mal à advenir. Le fait que le Parlement consacre le 9 décembre comme journée nationale de la laïcité ne va pas révolutionner l’ordre juridique français, mais ce qui a été fait avec beaucoup de justesse pour les quarante ans de la loi IVG aurait pu être fait pour les cent dix ans de la loi de 1905. Cela aurait peut-être été l’occasion de montrer une certaine unité nationale à laquelle on est attaché aujourd’hui sur un texte fondateur de la République.
 
Ne désespérons pas, les cent vingt ans de la loi de 1905 sont devant nous et espérons qu’avant cela cette résolution soit enfin adoptée !
 
Il y a aussi le cas particulier de l’Alsace-Moselle. L’Observatoire de la laïcité s’est exprimé, là aussi, sur ce sujet qu’il s’agisse de l’abolition du délit de blasphème, qu’il s’agisse du fait de rendre optionnel l’enseignement religieux à l’école dans les territoires de l’Alsace-Moselle, et de réserver cet enseignement en dehors des horaires dédiés à l’éducation nationale. Il y a à ce titre des mesures qui devraient être adoptées. Nous avons en notre temps fait part de nos observations sur ce sujet à l’Observatoire de la laïcité. Les Francs-maçons d’Alsace-Moselle ne sont pas contre et ils sont autant alsaciens et mosellans que les autres. Cela prouve qu’il n’y a pas, contrairement à ce qu’on laisse parfois entendre, un blocage irrévocable sur ces évolutions.
 
Parmi les autres sujets, il ne faut pas oublier la crèche Baby-Loup. Nous avons au cours de cette année saisi l’Observatoire de la laïcité car cette crèche, qui exerce maintenant à Conflans-Sainte-Honorine, fait toujours face à des difficultés de financement pour organiser son activité dans de bonnes conditions. Même si elle n’est plus sous les feux de l’actualité, elle mérite toute la sollicitude qui lui revient pour qu’elle ne soit pas progressivement satellisée dans l’univers qui est le sien.
 
Voilà quelques éléments que je voulais résumer à votre attention. Je ne prétends pas faire le tour de ce que tous les Francs-maçons du Grand Orient de France souhaiteraient vous dire, mais en tout cas exprimer, au-delà de tel ou tel point, un sentiment de préoccupation assez fort. Nous avons plutôt le sentiment, d’année en année, malgré certains discours volontaristes, que la situation va plutôt en s’aggravant qu’en s’améliorant. Le Grand Orient de France ne prétend pas être le médecin ni le docteur de la laïcité, mais nous ne voudrions pas que le patient auquel on s’intéresse ne soit finalement un jour emporté d’une langueur qui lui serait, hélas, fatale.
 
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, je vous remercie de votre attention.
 
 
Daniel KELLER