Tribune de ROKHAYA DIALLO
Après Cologne, interroger les sources de la violence sexuelle
La question des agressions à l’encontre des femmes ne semble faire l’objet d’intérêt que lorsqu’elle est attribuée à des hommes «altérisés» parce que musulmans ou d’origine étrangère.
Libération 24.02.2016 | 18h31

 L’horreur qui a frappé un incroyable nombre de femmes victimes d’une série d’agressions sexuelles perpétrées en pleine rue à Cologne a déclenché un déferlement de commentaires racistes pointant du doigt les origines ethniques et géographiques des agresseurs. Et un profond malaise au sein des mouvements militants. Entre la nécessité absolue de dénoncer ces atrocités en série et la crainte de désigner une catégorie de la population déjà victime de préjugés et de rejet, comment lutter contre les violences sexistes sans alimenter le racisme ? Dans ce contexte, l’analyse culturaliste proposée par l’intellectuel Kamel Daoud - selon laquelle ces violences trouveraient leurs sources dans les cultures musulmanes - a déclenché une nouvelle controverse. En effet, n’était-il pas hâtif d’essentialiser un «monde arabo-musulman» monolithique comme s’il n’était peuplé que d’êtres mus par un sexisme spécifique sans lien avec celui qui opprime toutes les femmes du monde ?
Au lendemain de ces agressions d’une ampleur rarement vue, la journaliste allemande Kübra Gümüsay m’a contactée pour signer, aux côtés d’autres féministes actives à travers le monde, un texte dont le titre #ausnahmlos (adapté en anglais en #noexcuses), que l’on pourrait traduire par «pas d’exception», est devenu le hashtag de ralliement contre l’instrumentalisation raciste de ces abjections. Pas d’exception, parce que nous nous élevons de manière systématique et absolue contre toutes les violences sexistes quels que soient leurs auteurs. Pas de circonstances atténuantes, ni d’excuses, pas de circonvolutions, ni de «oui, mais…» : toutes les formes de sexisme sont intolérables et doivent être punies.
Toutefois, nous déplorons la tournure prise par les débats.
Les féministes, qui œuvrent depuis des années contre les violences faites aux femmes, ont eu la désagréable surprise de voir surgir parmi les soutiens de leur cause des hommes qui, auparavant, ne s’étaient jamais préoccupés de la sécurité de leurs concitoyennes.
Parmi eux, le mouvement allemand d’extrême droite Pegida, connu pour son islamophobie et son rejet viscéral de l’immigration, qui, pourtant, s’est toujours insurgé contre les positions défendues par les féministes.
En France aussi, la plupart des récents convertis à l’antisexisme n’ont jamais eu le moindre mot pour dénoncer les violences sexistes qui surviennent quotidiennement, dans l’indifférence générale. A-t-on entendu toutes ces voix tonitruantes lorsque François Hollande a décidé de rétrograder le ministère des Droits des femmes vers un vague secrétariat d’Etat avant de finalement le réduire à un portefeuille confinant les droits des femmes à des activités domestiques ?
Nous vivons dans un pays, où, chaque année, 84 000 femmes sont victimes de viols ou de tentatives de viol. Un viol toutes les six minutes. Entend-on ces féministes de circonstances s’insurger contre cette triste et banale réalité ?
Lorsque Dominique Strauss-Kahn a été accusé de viol par une femme de chambre, ses nombreux amis ont usé de leur surface médiatique pour prendre sa défense et qualifier les allégations de Nafissatou Diallo d’«hallucinations» (Jean-Marie Le Guen).
Des solidarités similaires s’étaient révélées au cours de l’affaire Polanski. On peut citer l’ancien ministre Frédéric Mitterrand, qui avait excusé l’attitude du réalisateur par son statut artistique, ou le philosophe et désormais académicien Alain Finkielkraut, qui n’avait rien trouvé de mieux que d’expliquer que la fille violée par le cinéaste paraissait bien plus âgée que ses 13 ans !
La question des violences faites aux femmes ne semble faire l’objet d’intérêt que lorsqu’elle est attribuée à des hommes «altérisés» parce que musulmans ou d’origine étrangère.
En réalité, les victimes des atrocités de Cologne, qui auraient dû être au centre du débat, occupent bien peu les esprits. L’attention démesurée portée aux agresseurs dans cette affaire est une violence supplémentaire à l’égard de celles qui ont subi leurs sordides assauts. Au lieu d’orienter nos regards vers les victimes, au lieu de s’assurer qu’elles aient eu accès à un espace d’écoute crucial pour leur avenir psychologique, l’espace médiatique s’est réduit à la seule description des hommes accusés de viol. Comme si ces dizaines de femmes meurtries n’étaient que les instruments désincarnés d’une propagande dont le but réel avait, en réalité, bien peu à voir avec leurs droits de femmes.
Qui parmi les nouveaux adeptes du féminisme s’est préoccupé du sort de ces femmes et de leur prise en charge médicale et psychologique ? Pour les féministes, dont je fais partie, tout débat sur le sexisme doit donner la priorité aux victimes.
Ce qui s’est produit à Cologne pose la question plus générale de la mise en œuvre de politiques antisexistes, appréhendant la question de manière systémique à travers la prévention, la prise en charge et au sérieux des victimes et la poursuite des auteurs de tels crimes.
Comment peut-on décemment affirmer que l’égalité femmes- hommes est une valeur structurante de notre société quand on sait que, chaque année, en France, 216 000 femmes sont victimes de violences physiques et/ou sexuelles de la part de leur partenaire ?
Nous devons interroger les sources multiples de la violence sexuelle et les circonstances de sa perpétuation dans toutes les cultures.
La lutte contre le sexisme ne peut qu’aller de pair avec le combat antiraciste. Mener l’un au détriment de l’autre est inconcevable. La violence contre les femmes n’est pas l’apanage d’un groupe. Pointer du doigt certaines minorités culturelles est une manipulation visant à détourner l’attention d’un sexisme malheureusement trop ordinaire. Il est temps d’ouvrir les yeux sur la cruelle banalité des agressions dont sont victimes des centaines de milliers de femmes chaque année.