Opus eroticum

Opus eroticum

À l’heure d’écrire en maçon sur le sexe, je questionne d’abord le style. Éructer cul, con, bite ou moule ne fera bander que les ânes, susurrer décubitus, coït ou phallus, ne fera rougir que les prudes. La chair mérite vocabulaire plus châtié, propos moins châtrés. Je pourrais assurément pomper les 100 000 verges d’Apollinaire ou avec Aragon mouiller ma plume au con d’Irène… Non! Je préfère accorder ma langue à celle de Giacomo Casanova, dont le Prince de Ligne disait : « Un tiers de ce charmant tome second m’a fait rire. Un tiers m’a fait bander, un tiers m’a fait penser. »

De quoi parler à présent? De désir, de plaisir? De fesses ou de pine? De batte, de chatte, de grattouilles, de chatouilles? De piqûres, de griffures, de morsures? D’arrimage, d’emboîtage, d’amoncelage? D’exotiques complexions, de contorsions athlétiques? De suçons, de sucettes, de couches, de coucherie, de bouches, de boucherie, de bouche-trous, de bouches-à-con, de bouche-à-queue, de bouche-à-bouche? Mais de tout, foutre-dieu, du plus simple appareil à l’enchevêtrement monstrueux! Du songe de l’angelot au bûcher démoniaque!

Mais, me direz-vous, par quelle porte la maçonnerie pénètre-t-elle le sujet? Un Kâma-Sûtra à l’équerre? Un architecte priapique? En calibrant au niveau la cambrure d’une verge, au compas la rotondité d’un sein? En mouillant le fil à plomb aux plus caverneux orifices? En mesurant à la règle un phallus, un vagin? Ou faudra-t-il faire tâter de la chaîne aux impétrants sous bandeau? Tatouer aux échancrures fleuries « nul n’entre ici s’il n’est géomètre »? Pour flatter l’esprit plus que la croupe, je laisse cette voie aux spéculatifs pédants, aux opératifs sans âme.

Oh! Je vous entends, impatients! À force d’introduire, entrera-t-il enfin? À forces de mots, piquera-t-il au vif? Bien sûr! Vous conviendrez toutefois, sans doute avec tristesse, que les préliminaires, parfois, convoquent plus de plaisir que les débats eux-mêmes.

Entrons tout de même, au risque d’une fin précoce, aux douleurs d’un glaive trop vigoureux dans un fourreau trop étroit, à l’agitation vaine d’un fleuret trop fluet dans un bassin trop vaste, à la volupté enfin d’une jonction lumineuse à la source en fusion.

Entrons alors! Entrons! Entrons par anticipation! Entrons délirants aux délices imaginaires. Entrons d’un regard glissé, strabique, d’une démarche en cadence! Entrons à la jointure d’une cheville, à l’articulation d’un genou, à la masse devinée d’un pénis sous contrainte. Entrons à distance dans le verbe, dans le timbre, dans le teint. Entrons par détours dans le rire, l’allusion, la métaphore! Entrons la main sous les tissus, les doigts sur le duvet, la pulpe des phalanges sous le poil déjà humide. Entrons maladroits, par heurts, par à-coups, en lisière, sous le toit, dans le moi. Entrons par inadvertance dans un corps inconnu. Entrons par erreur, entrons par effraction. Entrons par volonté farouche ou par ténacité. Entrons à genoux, à quatre pattes ou debout, couché, rampant, courant, volant. Entrons avec ou sans clé, entrons dans la passe sans le mot, tâtons du symbole, touchons, attouchons !  

Et puis? Et quoi d’autre? Fût-il un pic, un cap, une péninsule, une oblongue capsule, fût-elle une conque, un loukoum, un odorant pot de miel, qu’est-ce donc? Un écrou sans clé, un secteur sans prise, une moule sans frite.

Allons, du nerf! De la trique! Allumons la mèche! Incendions la place! Les voiles éventrées, plantons le mat! La banque braquée, crevons le coffre! Pas de gouffre sans fond! Pas de feu sans souffre! Pas d’orage sans foudre!… Pas de con sans foutre! Allons, mes frères! Limons, scions, cavalons! Gesticulons, mes sœurs! Massons, serrons, moulons! Qu’à coups de pistons, les liqueurs s’épanchent! Que la culbute aboutisse, que le coup…

Soudain suspendu, mon œil vitreux devine aux colonnes d’harmonie le maître qui fulmine.

« Comment! En deux temps, trois mouvements, mettre à bas les millénaires érotiques, enterrer les vénus de Lespugue et de Willendorf, compisser les ukiyo-e Shunga, déchirer Baffo, Bataille et Miller, taire les Clash, les Byrds, les Doors, bâillonner Peggy Lee, James Brown et Hendrix, voiler Gina, Sofia, Ornella, cacher Johnny Depp, Redford ou Clooney. À quoi bon maçon, pourquoi pas pompier ou facteur ?

Et ce branle binaire, ce marteau sans maître, ce jerk automatique ! Oh! Bach! Oh! Debussy! Où sont vos préludes et vos sonates? Où sont la Pastorale, la Fantastique? Le nouveau Monde et l’Oiseau de feu? Où sont les flûtes du faune et le printemps d’Igor? Où sont les luths, les gamelans, les tablas? »

MERDRE!!! Le bougre dit vrai! Du corps, que diantre! Mais pas sans âme! Secouons ce vertige bestial! Retour à nos ébats. À moi, Ouranos et Gaia! Radha, Krishna, oiseleur enchanté! Accouplements pairs ou impairs, passes entre nones, entre pairs, délires de Perec et contes de Sade!

Ah! Les battements asynchrones de nos corps émus! Ah! L’onde à nos tempes, les fourmis à nos doigts! Ah! Les frissons à nos peaux! Les vagues à nos âmes! Ah! Les feulements, les murmures, les râles! Les gémissements de bêtes, les frémissements de feuilles; les senteurs mêlées de lait, de sueur, de stupre; les parfums de l’Orient, les métamorphoses d’Ovide.

Sous les langues, s’ouvrent les vals, sous les lèvres, souffles perdus, orifices aveugles, floraisons de chair. Les doigts, les sexes labyrinthent assoiffés les draps et les peaux. A trois temps, d’abord, la valse enlève les êtres. À quatre, piano, elle encastre les corps. Andante, ardente, elle imbrique les ventres. À six, elle plonge aux reins les pieux. À dix, elle cogne aux cons les queues.

Roulant des hanches, soufflant, claquant, le tango se fait houle et puis lutte. Lardé, le vagin tangue et culbute. Corseté, le vit enfle et se butte. En étoiles, le point G se propage, la tripe s’allume, l’œil s’égare. Au zénith, obscur et conscient, à la lune l’astre s’accouple. Alors, au pinacle, dans un grand bruit de plume, jazz! L’arbre gicle aux étoiles…

Alors, vient le temps long de l’océan, qui délie les corps et relient les âmes, le temps long qui génère et transmet, le temps long qui unit ou non, le temps long qui s’écoule, en sueur sur la courbe d’un cul…

Il est midi, mes frères,
Mes sœurs, Il est minuit.

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