Cet article est paru dans le numéro 75 (juin 1924) de la revue « Le Symbolisme », créée par Oswald Wirth en 1912, par Albert Lantoine
Albert Lantoine, initié au sein de la loge « La Jérusalem Ecossaise » en 1901, va créer la loge « Le Portique » en 1910. Il fut (avec Wirth, Guénon, plus tard Boucher, et bien d’autres) de ceux qui luttèrent pour la réintroduction de la rigueur symbiolique et initiatique au sein de la Grande Loge de France.
Il fut membre du Suprême Conseil de France.
Historien scrupuleux de la maçonnerie, symboliste, amoureux de la Tradition, son leg à la Grande Loge et à l’écossisme est tout à la fois important et méconnu.
Voici son texte :
L’assiduité maçonnique
L’esprit de discipline maçonnique – qui, bien plus que le savoir de ses membres, constitue la force de l’Institution – se manifeste surtout dans l’assiduité aux travaux. Tous ceux qui, après avoir demandé à faire partie d’un atelier, ne se considèrent pas comme obligés d’assister à ses tenues prouvent qu’ils n’ont pas compris le serment qu’ils ont prêté et conséquemment le devoir fraternel qui leur incombe.
En quoi consiste, en effet, ce devoir fraternel, sinon à collaborer avec d’autres hommes à « la recherche de la vérité» prescrite par nos statuts? Et celui-là le remplit-il, qui se contente de payer régulièrement sa cotisation?
Il conviendrait d’analyser la psychologie du maçon in partibus. Il exploite à vrai dire la peine prise par ses frères pour entretenir une œuvre dont il retire un bénéfice moral (sinon intellectuel) égal au leur – mais notons à sa décharge qu’il n’en a pas conscience. Il est assez admis dans les mœurs françaises que le monde se divise en hommes zélés – autrement dit «ceux qui se font tuer » – et en dilettantes qui n’hésitent pas à partager avec les premiers le résultat de leurs efforts.
La mentalité du soldat qui sait «couper à la corvée» ne se modifie guère dans la vie civile, et loin d’en vouloir au citoyen adroit, nous jugeons volontiers sa conduite avec une bienveillance amusée. Il est fâcheux certes qu’il en soit également ainsi en matière de religion – que cette religion soit le catholicisme ou la franc-maçonnerie – mais le sourire que nous donne une foi «qui n’agit pas» nous incline forcément à l’indulgence pour l’absence de scrupule qu’elle implique. Nous ne trouvons point choquant qu’un chrétien manque avec constance (si ces deux mots ne forment point une union adultérine) les offices dominicaux- et qu’aux heures également angoissantes de son mariage et de son agonie il fasse appel à la sorcellerie de l’Eglise pour sa sécurité maritale et pour son bonheur éternel. Le Dieu que nous portons en nous force notre respect pour les âmes vraiment grandes, mais notre démon familier nous rend presque complices des petites âmes humaines trop humaines dirait Nietzche, – et sans réfléchir à l’improbité de notre geste, nous allons même jusqu’à accorder notre absolution malicieuse à un officier communiste ou à un prêtre qui fait des frasques.
Comment, dans une atmosphère si propice à l’élasticité de la conscience, ne se trouverait-il pas en maçonnerie des frères qui estiment avoir agi en bons maçons, sinon en maçons parfaits, lorsqu’ils ont versé leur quotepart dans le tronc de leur paroisse? Or, comme nous l’avons dit plus haut, le serment prêté le jour de leur initiation les engage à une tâche plus noblement altruiste que celle qui consiste à donner de l’argent. L’accomplissement d’un devoir extérieur ne peut être un gage de sincérité. Offrir un cadeau (Surtout pour celui qui est fortuné) n’est pas forcément un témoignage d’intérêt. Nous connaissons des hommes- hélas, nous fûmes tellement de ceux-là ! – qui, fâchés avec le calendrier, oublient chaque année, avec la plus désolante bonne foi, de souhaiter la fête de leur épouse, et qui n’en ont pas moins pour elle une profonde affection. Que d’autres, au contraire, s’estiment des maris exemplaires parce qu’ils ne manquent jamais à ce formalisme sentimental ! C’est un satisfecit de même valeur que s’accordent les maçons seulement soucieux de ne point faillir à leurs obligations pécuniaires.
Il ne s’agit pas ici d’aligner à leur égard des épithètes désobligeantes qui risqueraient de les fâcher, sans profit pour leur intelligence ni pour la nôtre. Et ce pour deux raisons: la première est que la responsabilité de leur abstention peut être imputée pour une part à leurs initiateurs n’ayant pas su leur faire comprendre la portée – et la beauté – de leur engagement, ensuite parce que les cotisants croient – ou peuvent croire très sincèrement – aider par leur cotisation même à la vitalité de leur loge.
Il est nécessaire, sur ce dernier point, de les détromper.
Ils servent peut-être leur loge – mais si peu! Et encore non, ils la desservent incontestablement, car le dommage moral causé par leur absence dépasse de beaucoup l’avantage matériel apporté par l’acquittement de leurs droits. Et d’autre part, sans envisager même ce dommage moral – quel faible appoint constitue une cotisation dans un atelier français! (nous précisons français parce que les ateliers étrangers, dont le recrutement s’opère dans les classes aisées, exigent généralement de leurs membres un sacrifice pécuniaire assez important – qui leur facilite d’ailleurs l’achat et l’embellissement de locaux et de collections maçonniques auprès desquels les nôtres paraissent d’une humiliante médiocrité). Chez nous, que ce soit au Grand Orient ou à la Grande Loge, les ateliers ne demandent à leurs sociétaires qu’une annuité fort modeste permettant juste, les redevances obligatoires payées, d’entretenir la marche des travaux et de subvenir – bien petitement ! – à des dépenses imprévues. Or ces redevances ne sont pas forfaitaires, elles sont basées «par tête» c’est pourquoi on les dénomme «capitation locative» et «capitation administrative». Même l’abonnement au Bulletin des Ordres du jour (nous parlons pour les loges de Paris) se compte au prorata du nombre des membres. De sorte que si les obédiences ont tout de même intérêt à voir grossir le chiffre des maçons, une loge n’a pas le même intérêt. Quand elle a payé au pouvoir central les droits de capitation de tous les frères inscrits sur sa «matricule», il ne lui reste que bien peu de chose sur la cotisation de chacun d’eux. C’est le taux des initiations, souvent assez élevé, qui alimente le trésor mais c’est là un point en dehors de la question, puisque nous relevons seulement ici la prétention de ceux qui croient rendre service à leur atelier en se conduisant envers lui comme des membres honoraires qui paient et qui ne travaillent pas.
Que de fois, dans le cours de visites faites comme conseiller fédéral à des loges de province, avons-nous entendu les doléances des Vénérables au sujet du manque d’assiduité de nombre de frères ! Ils nous disaient: «Cette présence nombreuse vous enchante, mais comme elle est trompeuse! Plusieurs de ceux que vous voyez-là ont retrouvé le chemin de leur atelier pour venir au banquet, mais ils l’ignoreront de nouveau demain lorsqu’il s’agira d’assister à une tenue». Il y avait dans leurs propos de l’irritation de n’être pas mieux armés par le Règlement qui ne prévoit et qui conséquemment ne permet aucune sanction contre les absents (sauf contre les officiers auxquels on peut retirer leur emploi) – et il y avait aussi beaucoup d’amertume.
Nous avons tenté d’analyser cet état d’esprit que nous avons constaté chez nous-même.
On est à la fois peiné et vexé.
Vexé parce que l’on éprouve l’impression désagréable d’être berné par ceux qui ne viennent pas (et ici, cela va de soi, il n’est pas fait allusion à ceux que l’âge, la maladie ou l’éloignement met dans l’impossibilité d’assister aux réunions ! … à ceux-là au contraire est due une certaine reconnaissance pour leur fidélité à l’Institution). Oui, on est vexé. On se dit «s’ils ne se plaisent pas chez nous, pourquoi ne s’en vont-ils pas? Il est si facile de donner sa démission en trouvant un motif acceptable»; et on souffre intimement comme devant une impudeur inconsciente. On sent plus qu’on ne comprend qu’ils agissent mal ou du moins qu’ils ont une attitude inadmissible en maçonnerie, et ils nous donnent un certain malaise comme un livre pas à sa place ou comme un tableau posé de travers. On leur en veut aussi pour le mauvais exemple donné aux apprentis auxquels on prêche la solidarité et qui la voient si mal pratiquée par des anciens qui en somme dénigrent leur loge par leur absence quand du reste ils ne le font pas par paroles.
Et on est peiné. Car ce mécontentement s’inspire également d’un souci plus fraternel, moins combatif. Si l’on a conscience que les négligents abusent des fervents, qu’ils les trompent, on a aussi le sentiment qu’ils se trompent. Tous les vieux maçons, tous ceux qui ont passé le terrible cap du début, qui sont revenus pour ainsi parler sur le mirage de leur imagination (comme un provincial installé dans Paris finit par aimer sa nouvelle ville, dont les verrues lui apparurent surtout aux premières heures de son séjour) – ceux-là savent combien, malgré ses imperfections et la regrettable mentalité de plusieurs de ses membres l’Ordre maçonnique, si bien ordonné pour un travail fécond, leur a rendu de services. Certes il est nécessaire pour cela que le nouveau venu se trouve dans l’atmosphère où il puisse se développer – et sur ce point nous ne saurions trop regretter l’obligation où le met le rite écossais de demeurer trois ans dans l’atelier qui lui a donné la lumière. Nous n’ignorons pas que l’on a voulu par ce statut non-seulement éviter l’humeur volage du néophyte sans sincérité qui, sa curiosité des épreuves et des secrets une fois satisfaite, se retirerait pour ne plus revenir, mais aussi et surtout aider à son «acclimatement».
Or il suffirait pour cela de l’obliger à donner trois ans d’activité à l’obédience et non à sa loge. C’est généralement le hasard qui l’a conduit dans cette dernière, Un profane, forcément ignorant de la diversité des ateliers, se trouve parfois amené dans un milieu où ses qualités ne se peuvent témoigner et où il ne se trouve pas en sympathie – et il n’est quelquefois pas d’autre raison à son désenchantement. Alors que s’il lui avait été permis de s’affilier à une autre cellule répondant mieux à ses aspirations – sans demeurer astreint aux charges de la première – il serait peut-être devenu un utile ouvrier de la collectivité.
Ce n’est que par l’assiduité que l’on prend plaisir aux travaux de l’atelier comme au commerce de ses frères. Peu à peu, à leur fréquentation, on apprend à les mieux connaître, et apprendre à les mieux connaître c’est souvent apprendre à les apprécier. Non seulement la rencontre occasionnelle des hommes ne suffit pas à nous les révéler, mais elle nous induit maintes fois en erreur sur leur caractère ou sur leur intelligence. Un hasard malencontreux les a peut-être montrés sous un jour déplaisant et parce qu’ils ont heurté nos convictions, nous avons préjugé de leur insocjabiljté. La douceur des rapports maçonniques ne manque jamais d’atténuer cette première impression, elle se modifie souvent et nous avouons pour notre part que l’atmosphère des loges nous a permis de découvrir de belles qualités chez les maçons dont l’abord inculte et l’esprit maussade ou cru systématiquement dénigreur nous avaient d’abord rebuté.
Or de quel droit des membres d’un atelier refusent-ils de communier avec la famille qu’ils ont eux-mêmes choisie? Nous savons que leur abstention n’est pas toujours du parti-pris et qu’elle est souvent faite de paresse – cela ne la rend pas plus excusable. Un poste sollicité nous crée l’obligation de le remplir, et la présence d’un maître, d’un compagnon et d’un apprenti est aussi utile que celle des officiers. On ne conçoit pas assez l’immoralité qui existe à éluder ce devoir sous le prétexte le plus futile. Etre maçon, c’est un honneur et c’est une charge – honos honor, disaient les Latins – et il est antidémocratique et ce qui est plus grave: antifraternel au premier chef que l’on s’acquitte ou que l’on pense s’acquitter d’une charge en se contentant d’en assumer les frais.
D’autre part n’avons-nous pas le droit de suspecter la sincérité de ceux qui s’obstinent à se tenir à l’écart des travaux de leur atelier?
Car enfin pourquoi tiennent-ils à faire partie d’une société dont ils ne perçoivent intellectuellement aucun bénéfice? Stirner a depuis longtemps prouvé que seul l’intérêt inspire nos actes; or, si les mauvais maçons se cramponnent à leur loge en se mettant dans le cas de s’attirer des reproches pour leur négligence, c’est que le risque de ces reproches leur semble compensé par l’avantage qu’ils retirent de leur qualité de maçons. Que cet avantage soit illusoire ou réel, il n’en forme pas moins la base d’un calcul ou, si l’on préfère, d’une petite opération de tout repos dont les frères assidus font les frais. Nous n’ignorons pas que maints d’entre eux se donnent parfois l’attitude de gentils manteaux-bleus assez charitables pour aider de leur bourse une société dont ils semblent ne pas profiter – mais sans même faire remarquer que les autres sont astreints exactement aux mêmes obligations pécuniaires, nous avons constaté qu’il y a là une illusion dont il convient d’alléger leur orgueil.
Danger plus grave: ceux qui ne fréquentent pas leur atelier ne peuvent l’aimer. Nous avons insinué tout-à-l’heure qu’ils ne le dénigrent pas seulement par leur absence, mais peut-être aussi par leurs paroles, et cette supposition n’est malheureusement pas calomnieuse. Et cela s’explique facilement.
Nous ne pouvons-nous complaire à un travail que nous sabotons; nous lui reprochons le plus souvent de manquer d’attraits sans vouloir convenir que la beauté d’une tâche ne se décèle point à qui l’exécute comme une corvée. Nous lui attribuons en somme – et sans nous en douter nos propres défauts, de même qu’au fond nous en voulons plus à un ancien ami pour les torts que nous eûmes envers lui que pour ceux dont il a pu se rendre coupable envers nous.
Des hommes qui ne savent pas remplir un devoir accepté montrent qu’ils sont indignes de la liberté. La législation maçonnique a eu pour eux la pudeur qui leur fait défaut : elle n’a pas osé prévoir et punir leur cas. Elle a bien spécifié que les officiers manquant à leurs fonctions devaient être remplacés, mais cette obligation, inspirée de nécessités administratives, ne revêt même pas la forme d’une pénalité. On peut s’étonner que l’Obédience entérine l’exclusion d’un frère par son atelier pour manquement à ses obligations matérielles et ne l’admette point pour manquement à ses obligations morales alors que le deuxième délit est tellement plus grave que le premier.
C’est que ce délit ne peut même pas être envisagé.
Une Institution qui base sa force sur une discipline consentie ne peut emprisonner ses adhérents dans les mailles serrées d’un code. Ce serait une insulte qui rejaillirait sur elle-même. Elle n’est pas une patrie qui impose sa foi et qui exige des sacrifices. Ceux qui se présentent à elle sont des volontaires promettant de la bien servir; elle ne peut s’abaisser à les considérer comme des serfs qu’on mène au labour à coups de fouet. Elle ne demande à ses recrues que d’être libres, non point, comme le prétendent nos adversaires, pour aliéner leur liberté mais au contraire pour qu’ils l’entretiennent parmi la sereine impartialité de ses temples. Sinon elle punirait leur défection. Si un frère a trop présumé de ses aptitudes, elle lui permet de s’en aller, mais s’il entend demeurer à son service, au sens total et admirable du mot, elle ne lui fait pas l’injure de penser qu’il ne lui donnera que les miettes de ses loisirs ou qu’il se croira quitte envers elle en lui faisant l’aumône de sa sportule.
Un maçon qui ne considère pas que son absence aux travaux doit être exceptionnelle, qu’il n’y peut pas plus manquer, honnêtement parlant, qu’à son métier ou aux heures de son emploi profane, que le devoir maçonnique est aussi impérieux que le devoir civique – celui-là, même s’il paie son droit d’être maçon par la lettre sinon par l’esprit, prouve qu’il n’a pas compris la morale de notre Institution qui a voulu substituer à l’humiliante charité l’anoblissante vertu de la solidarité.
Pour tenter de remédier à ce parasitisme, une loge de l’Orient de Paris avait projeté de doubler le montant de sa cotisation annuelle, en accordant des jetons de présence dont la totalité aurait ramené cette cotisation à son taux primitif pour les membres assistant au minimum à dix tenues. Or aussi invraisemblable que cela soit, cette proposition a été considérée par certains comme immorale.
Le régime capitaliste a tellement pollué la société française que des travailleurs qui refusent de se laisser exploiter semblent toujours des âmes d’esclaves, envieuses des biens des possédants. Or, en maçonnerie, non seulement nous n’admettons pas que le capital quel que soit son apport puisse prévaloir sur le travail, mais nous ne devons même pas consentir à leur équivalence. Chez nous, un homme qui donne ne vaudra jamais un homme qui se donne. Et répétons-le, et crions-le bien haut. Celui dont le médiocre dévouement ne sera connu que du trésorier restera le débiteur du maçon qui même si ses moyens ne lui permettent pas d’acquitter ses droits apportera à l’ensemble de ses frères les ressources de son cerveau et l’inestimable offrande de son cœur.
Albert Lantoine