Question à l’étude des loges « E – Jusqu’où peut-on aller dans le respect des cultures ? » version longue

Question à l’étude des loges « E – Jusqu’où peut-on aller dans le respect des cultures ? »

La question posée porte déjà une partie de la réponse : « jusqu’où » présuppose une limite, admet qu’il existe un point au-delà duquel on ne pourra aller.

La reconnaissance de la diversité culturelle est un phénomène très récent, lié à l’émergence de l’anthropologie et de l’ethnologie. Les anthropologues se sont accordés sur l’idée qu’il n’existe pas une nature humaine universelle mais que l’Homme est essentiellement un être culturel, c’est-à-dire qu’il existe des centaines de cultures spécifiques qui ont chacune leurs valeurs propres.
Le XXème siècle, siècle de la communication et de la mondialisation a mis en contact toutes les cultures et permis les migrations de masse. Nos besoins économiques croissants ont amené une interdépendance entre les différents pays du globe.
Se pose à nous aujourd’hui le problème de la cohabitation de toutes ces cultures : « Jusqu’où peut-on aller dans le respect des cultures ? ». Question sous-jacente : « Comment éviter la confrontation ? ».

Qu’entend-on par culture, existe-t-il un moyen universel de juger d’une culture, où s’arrête l’acceptation, jusqu’où peut aller la tolérance ?
Autant de questions qui se posent à nous aujourd’hui, avec les problèmes de l’immigration et de l’intégration, les évènements mondiaux et les confrontations sanglantes exacerbées par des idéologies sans concessions.

Au préalable, il convient de préciser le contenu des mots : respect et culture.

Respecter évoque un « sentiment de considération, d’égard envers quelqu’un ou quelque chose, manifesté par une attitude déférente envers celui-ci ou celle-ci.  Par extension, c’est le souci de ne pas porter atteinte à cette personne ou à cette chose. » (Wiktionnaire)

La culture, pour le sociologue Guy ROCHER, « est un ensemble lié de manières de penser, de sentir et d’agir, plus ou moins formalisées, qui, étant apprises et partagées par une pluralité de personnes, servent à la fois d’une manière subjective et symbolique, à constituer ces personnes en une collectivité particulière et distincte.»

Pour l’UNESCO : « …  la culture peut aujourd’hui être considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels , matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts, les lettres et les sciences, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances. »[

La culture est le résultat du processus d’hominisation qui a permis de passer d’une adaptation génétique, l’instinct, à une adaptation imaginée et contrôlée (Denys Cuche, Anthropologue et Sociologue). Elle désigne donc ce qui est différent de la nature, c’est-à-dire ce qui est de l’ordre de l’acquis et non de l’inné. Elle est la somme d’un ensemble d’éléments distincts et complémentaires qui régissent, organisent et distinguent les groupes humains. Les rites, les civilisations font partie de ces éléments.

On a souvent tendance à assimiler culture et tradition bien que la tradition ne soit qu’un des composants de la culture. Elle désigne la transmission continue d’un contenu culturel à travers l’histoire. Bien que venant du passé, la tradition n’est ni un gage de valeur ni une raison pour la refuser à priori. Elle n’a de sens que si elle est capable d’évoluer et de s’adapter.  

C’est ainsi que la Tradition peut parfois brider, voire même trahir, l’idée développée et portée par la Culture.
On prendra pour exemple la peine de mort en France : face à nos valeurs de liberté et d’attachement aux droits de l’homme, on acceptait par tradition l’idée que l’État pouvait exercer la vengeance au nom des victimes, qu’il pouvait disposer du citoyen jusqu’à lui retirer la vie.
Plus proche de nous, la franc-maçonnerie qui prône les valeurs d’égalité et d’ouverture mais dont la tradition refusait l’entrée aux femmes. C’est encore vrai dans certaines loges.
Lorsque l’opposition entre culture et tradition n’est plus supportable, la sagesse consiste à s’appuyer sur la culture pour faire évoluer la tradition.

Alors comment peut-on évaluer, jauger une culture pour en déterminer les limites ?

Le postulat de base avant toute analyse critique est la nécessité d’en apprendre et d’en comprendre le contenu. On s’aperçoit qu’à la base, les cultures prônent la défense des plus faibles. C’est ensuite la mise en application qui peut déraper.

La méconnaissance engendre la méfiance et le rejet. La méfiance est l’attitude première la plus répandue chez l’homme, dans la mesure où elle est une attitude spontanée, viscérale, étroitement liée avec l’instinct de conservation ou de survie : peur de voir son intégrité menacée.

Dans la mesure où on ne peut porter un jugement qu’en fonction de ce que l’on connait, c’est-à-dire en prenant en référence sa propre culture, mesurer l’acceptabilité peut très vite basculer dans une hiérarchisation de l’autre en tant que membre d’une communauté voire dans l’ethnocentrisme ou le racisme.
La simple « façon de vivre » peut parfois perturber. Des éléments aussi « insignifiants » qu’une tradition culinaire peut générer un rejet : « bruit et odeurs » pour les populations espagnoles et portugaises lorsqu’elles se sont installées dans le Béarn, « les chinois mangent des chiens », …

 

Pourquoi se poser cette question de la limite des cultures aujourd’hui ? Parce-que nos sociétés vivent déjà des problèmes de confrontation liés à la nécessité économique et sociale de faire se côtoyer des cultures multiples. Elles ont essayé d’y répondre de différentes façons, sans porter de jugement de valeur sur le contenu des traditions, avec des résultats plus ou moins heureux.

Quand le résultat n’est pas au rendez-vous, on aboutit au communautarisme. Politique adaptée aux minorités, l’objectif initial du communautarisme est de faire coexister en harmonie des groupes de cultures différentes. Elle a débouché sur une accentuation des rivalités ethniques.

L’inclusion culturelle, face à l’immigration, est très probablement la pire des solutions. Elle avait été proposée dans plusieurs rapports fin 2013 et n’a pas eu de suite face aux réactions politiques des 2 bords. Elle est un contre-pied radical. L’accueillant doit accepter les mœurs du nouveau venu. Le respect de la différence peut-il aller à  l’encontre de la loi (polygamie, excision…)

Le multiculturalisme s’est développé en réaction à la notion d’assimilation.  Il est basé sur l’idée d’une « égalité dans la différence » : on aboutit à une société « mosaïque », composée de mini-sociétés closes, qui permettrait aux immigrés de vivre selon leurs propres valeurs et coutumes, au détriment de la conscience nationale.
Pour Pierre-André Taguieff, sociologue, politologue et historien des idées, cette revendication de « l’égalité dans la différence » est une synthèse illusoire entre deux principes contradictoires : l’égalité et la différence. De ce fait, la société multiculturelle présuppose que toutes les différences sont bonnes et contribuent à l’amitié entre les peuples. Mais cela relève davantage d’une « éthique des bons sentiments » que d’une philosophie politique consistante.

Le métissage est la réponse de l’antiracisme, l’émergence d’une nouvelle société humaine où on verrait la fusion complète des cultures et ethnies. Ainsi plus de risque de discrimination ou de racisme puisqu’il n’y aurait plus qu’une seule culture. Mais, faut-il tout accepter ?
   
Le philosophe Edgar MORIN défend la notion d’universalité d’une culture. Pour lui, l’universel serait l’agglomération du «meilleur» de chaque culture. On en revient à la question, comment juger d’un tel découpage et qui peut prétendre le faire alors que l’universel, ce serait plutôt ce que tous peuvent accepter après avoir laissé ce qu’ils estimaient être jusqu’à présent « le meilleur ».

La solution idéale reste, semble-t-il, l’intégration. L’Etat s’engage à offrir une égalité de droit dans le respect de la liberté de conscience et des principes républicains.
Un brassage « réussi » permet un réel enrichissement. Ex sur le Béarn : le Gisement de Lacq, avec l’arrivée des réfugiés espagnols,  des portugais, des maghrébins … qui ont apportés leurs habitudes de vie, de langage et de travail tout en s’intégrant.
L’éducation est l’un des outils principaux d’intégration mais elle n’est pas suffisante. Mais là encore, tout dépend de son contenu. De grands esprits peuvent être de vrais « salauds ».
Apporter un toit, un emploi, un projet commun, de l’empathie, de la compréhension et de la chaleur humaine sont autant de moyens pour apprendre à savoir être ensemble.

Quelle réponse peut-on apporter de façon universelle, qui soit une réponse acceptable, pragmatique, de mise en œuvre possible, et qui respecterait la richesse culturelle qui anime l’humanité.

Est-il possible d’avoir un jugement absolu qui ne serait pas influencé par sa propre culture et quel pourrait en être l’instrument de mesure ? Refuser le jugement n’amène-t-il pas à tolérer l’intolérable ?
Tolérer, c’est respecter ce que l’on désapprouve, sans toutefois confondre tolérance et permissivité. On doit donc pouvoir déterminer un seuil critique, un seuil au-delà duquel on parvient à ce que l’on ne peut accepter, c’est-à-dire à l’intolérable.

L’intolérable est ce qui nuit à l’avenir de la condition humaine. Les agressions contre l’avenir de l’homme sont nombreuses et variées allant de la menace du nucléaire, du changement climatique, de la dilapidation des ressources du sous-sol, de la destruction de la faune et de la flore, de la pollution en passant par la violence, la faim, le refus des libertés fondamentales (dont le droit de disposer de son corps et le droit à l’intégrité physique) , la paupérisation, le non accès à l’éducation et à la connaissance … Ceci nous concerne aussi.

Il paraît tout à fait fondé de critiquer tout ce qui dans une culture mène à l’agression physique ou psychologique, au refus de l’égalité de droit et de la liberté de conscience, au racisme et à la xénophobie et plus généralement à nier l’humanité de « l’autre ».
S’il y a quelque chose de sacré, c’est bien le droit de chacun à vivre en paix, là où il le souhaite, sans souffrances physique ou morale provoquées au nom d’une quelconque idéologie. On peut étendre ce droit à tous les êtres sensibles.

Pour nous, héritiers des Lumières, nous avons une limite irréductible : les droits de l’Homme. Nos valeurs, prônant un humanisme universel, sont la Liberté, l’Egalité et la Fraternité. Les Francs-maçons y rajoutent la laïcité et la solidarité. Notre constitution est à la fois une résultante et une partie de notre culture. Nos valeurs républicaines tendent à une égalité formelle (traitement indifférencié des individus) par une égalité réelle (égalité de résultat). Le droit à la différence ne doit pas mener à la différence de droits.
La notion de citoyenneté doit être un élément fondamental de chaque culture. Elle est une composante du lien social qui garantie à l’individu sa reconnaissance comme membre à part entière de la communauté politique, l’égalité de ses droits et de ses devoirs.

En conclusion, on arrive au constat que la limite d’acceptation d’une culture est sa transgression des règles fondamentales des droits de l’homme (liberté de conscience, libre circulation, respect de l’intégrité physique et morale, laïcité …), règles portées par les valeurs républicaines et maçonniques.
On s’aperçoit que lorsqu’il n’y a pas de parasitage par des idéologies extrémistes, la plupart des cultures réussissent à cohabiter.

A la question « faut-il prôner la variété des identités culturelles ou chercher à atténuer ce qui peut apparaître comme une « barrière » illégitime entre les hommes ? »,  on répond « c’est un droit et un devoir d’être intolérant envers l’intolérance ». Le contenu d’une culture doit garantir une normalité, au sens de comportements favorisant une vie sociale diversifiée et respectueuse des identités et de la latitude à conduire sa propre vie.

Un des grands chantiers du XXIe siècle paraît ainsi être de favoriser la collaboration culturelle pour éviter la confrontation. Est-il encore possible de préserver l’originalité de chaque culture dans son pays propre tel que le réclamait Claude Lévi-Strauss alors qu’on voit aujourd’hui disparaitre petit à petit toutes ces diversités pour se rapprocher d’un schéma commun ? Peut-on imaginer d’élargir le respect des valeurs républicaines au-delà de nos frontières ? Le cosmopolitisme, la citoyenneté mondiale, l’universalisme ne sont-ils qu’une utopie ou peuvent-ils devenir une réalité ? La disparition des frontières pourraient-elles être l’une des solutions à l’intégration et au brassage des cultures ?

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