Afin que vous ne soyez pas trop surpris par le caractère un brin hallu(ne)ciné de ce qui va suivre, je dois commencer par une confidence.
Alors que je rêvassais à la lune en écoutant cette douce mélopée hypnotique de Michel Jonasz, j’ai retrouvé un souvenir enfoui, que j’avais totalement occulté : toute mon adolescence a été marquée par le personnage du Pierrot lunaire. J’avais les posters, le papier à lettre, tous les produits dérivés dirait-on maintenant, et même le déguisement à l’occasion, pour Carnaval. J’en avais la mélancolie aussi. C’est pourquoi certains des symboles et associations que j’ai trouvés dans la lune ont eu un écho assez particulier en moi et m’ont donné envie de défendre cette malheureuse lune et tous les luneux.
En effet on se rend vite compte que les valeurs et les caractéristiques que l’on associe symboliquement à la lune ne sont pas très bien vues dans notre société.
La lune représente la nuit, l’ombre, le mystère des ténèbres, le froid, le calme voire l’immobilisme, la mélancolie voire la tristesse, et tout ce que Freud rassemblait dans la notion de « pulsion de mort ».
Le soleil, lui, symbolise la lumière, la chaleur, la vie, l’explosion, la joie, le succès … Personnellement je trouve que notre société valorise un peu trop ce que le soleil symbolise, et méprise trop rapidement, sans prendre le temps de comprendre, ce que la lune véhicule.
Ce temple ne fait pas exception : voyez ce soleil comme il est beau, comme il rayonne, comme il est gonflé, comme il se la pète ! A l’opposé regardez cette pauvre lune comme elle est moche, étriquée. C’est le nord !!!!!
Dans cette société, il n’y a que ce(ux) qui brille(nt) qui attire(nt) : ceux qui parlent fort occupent l’espace ; les golden boy, ou les bimbos à la beauté agressive, sont le modèle absolu de réussite.
Le bronzage est synonyme de santé, de beauté. La lune, elle, est toujours trop blême ou trop pâle, pour symboliser un côté souffreteux. Ou bien elle est trop rousse, pour évoquer un côté maudit.
Bref, il faut que ça brille, il faut que ça pulse. En Suisse, « être derrière la lune » veut dire être en retard, à la traîne. Pas de place pour les introvertis, pour les discrets, pour ceux qui sont dans la lune, classés rapidement du côté des loosers.
Mais ne serait-ce pas là une erreur, voire une faute ? Notre fascination pour ce qui brille ne nous ferait-elle pas passer à côté de choses essentielles ?
Connaissez-vous par exemple la pauvre Hélène chantée par tonton Georges (Brassens) ? C’est l’antithèse de la bimbo, elle « paye pas de mine », ses sabots sont crottés, son jupon est mité, et son cœur ne sait même pas chanter. Les 3 capitaines l’auraient appelée vilaine, et la pauvre Hélène était comme une âme en peine. Heureusement il y a des gens comme tonton Georges qui ne hurlent pas avec les capitaines, qui ne s’arrêtent pas aux apparences, qui ne se laissent pas éblouir par les néons des manèges. Il a pris la peine de s’y arrêter, dans le cœur d’Hélène, lui qui n’est pas capitaine. Et il a vu sa peine bien récompensée car dans le cœur de la pauvre Hélène qui (ne) savait pas chanter, il a trouvé l’amour d’une reine, et il l’a gardé !
La lumière et la chaleur du soleil sont certes indispensables, bénéfiques et très séduisantes, mais comme toute chose, l’exclusivité lasse et l’excès est néfaste. N’oublions pas que trop de lumière peut aveugler. Trop de soleil dessèche, rend aride nos sols et nos âmes. Comme celles des 3 capitaines qui fustigent la pauvre Hélène.
Ce qui brille trop m’évoque le bling-bling, la fatuité, la superficialité, le roi-soleil qui « se la pète » … Les gens trop imbus d’eux-mêmes, trop occupés à essayer de briller, sont incapables de s’ouvrir aux autres, et passent à côté sans même les voir. C’est ce que nous dit Charles Trénet dans sa chanson. Quand le soleil rencontre la lune, il ne la voit pas « car pour la voir, il faut la nuit, il faut la nuit, et le soleil ne le sait pas et toujours luit … » ?
Pour rencontrer réellement quelqu’un, il faut être capable d’une part d’arrêter de se regarder le nombril et de vouloir en imposer de sa superbe ; et d’autre part il faut « lâcher prise » pour voir avec son cœur, au delà des apparences. C’est bien pour ça qu’on ferme les yeux pour embrasser son aimé(e). C’est aussi pour cela que pour une balade en amoureux, je vous conseille plutôt le clair de lune que le soleil de midi.
Le film « Avatar » nous raconte une histoire similaire de « vision intérieure». L’avatar du héros humain arrive sur Pandora avec la certitude de sa supériorité, et pour y faire régner en maître sa « civilisation » supérieure, en matant le peuple obscur qui l’habite. Obligé de passer une première nuit dans ce monde des ténèbres, il découvre des trésors de beauté qu’il ne voit d’abord qu’avec ses yeux. Cela va lui prendre un long travail, de midi à minuit, pour passer de ce qu’il croyait être la lumière à ce monde infiniment plus évolué spirituellement que le monde terrestre. Il plonge en lui et dans sa pleine conscience en même temps qu’il apprend à entrer en connexion avec tous les êtres qui l’entourent. Sur Pandora, les amoureux ne se disent pas « je t’aime » mais « je te vois ». Je pense que tout le monde se rappelle de ce passage, en a saisi l’intensité, et a bien compris que cela allait bien au delà du sens de la vue. …
Saint-Exupéry nous l’avait déjà dit : on ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux.
Boris Vian nous l’a dit aussi sous forme de parabole dans une jolie nouvelle (« L’amour rend aveugle », dans le livre « Le loup-garrou »). Pour faire court : une ville est un jour envahie par un brouillard épais. Plus personne n’y voit. Ce brouillard ayant quelques propriétés particulières, comment dire … qui nous font toucher du doigt la lune, les communications sont facilitées. Ce que B. Vian traduit par une jolie formule « le domaine du possible est étendu quand on na pas peur que la lumière s’allume ».
Tant et si bien que quand ils apprennent que le brouillard va se retirer, tous les habitants se crèvent les yeux !
Pour rencontrer l’autre, il faut aussi commencer par se rencontrer soi-même. Il faut être capable de plonger en soi, dans nos profondeurs obscures de notre « moi » intérieur, dans un mouvement d’introspection yin typiquement lunaire.
Ce qui me permet de me rapprocher un peu de la démarche maçonnique ; car j’ai bien conscience que mon plaidoyer pour la lune semble a priori en contradiction avec la symbolique maçonnique qui nous dit, me semble-t-il, que le soleil représente la connaissance, l’éveil des consciences, tandis que la lune représenterait l’ignorance, l’errance dans la nuit à la recherche de la lumière. Le terme « luneux » désignait d’ailleurs autrefois un aveugle dans certaines régions.
Mais, dans mes habits d’avocat de la défense de la lune, j’ai envie de rappeler que science sans conscience n’est que ruine de l’âme, que science sans spiritualité est bien plate, et que la réalité sans imaginaire est bien triste.
Il s’agit là d’une autre symbolique : du côté du soleil les sciences et le savoir, le concret ; du côté de la lune les rêves, la poésie, les arts. Et encore une fois, la société valorise les premiers au détriment des deuxièmes. Les maths et les filières scientifiques sont la voie royale, les poètes sont des traîne-savates.
Il y a ceux qui ont les pieds sur terre, et ceux qui sont dans la lune.
Ah, voici la Terre qui intervient dans la symbolique, ce qui dessine un bien beau triangle : Terre-Soleil-Lune. Dans ce temple nous avons aussi un bien beau triangle, avec le soleil, la lune, et le VM. Mais c’est un autre sujet, il vaut mieux que je m’occupe de ma lune.
Dans les mythes et l’imaginaire occidentaux, la lune renvoie toujours au rêve et à l’onirisme. Être dans la lune signifie être distrait, être déconnecté de la réalité. Mais moi je trouve que c’est très bénéfique de se soustraire de la réalité, des contingences matérielles. Ça permet d’accéder à une autre dimension, à l’âme tout simplement. D’ailleurs au Moyen Age, les alchimistes appelaient la lune anima mundi, l’âme du monde. (ça calme ! poupougne le soleil)
Pour accéder à cette dimension supérieure, à cette âme, il faut donc s’extraire du matériel. C’est peut-être ça que signifie « déposer ses métaux » ? Il faut oublier sa vision « primaire », fermer les yeux pour regarder avec son cœur.
Dans un monde à 2 dimensions, on est incapable de percevoir les volumes. De bonne foi, si un monde à 2 dimension rencontre une sphère, il ne voit qu’un point, puis un cercle qui grandit, puis qui diminue, puis un point et plus rien.
En proverbe chinois, on dit » quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt ».
Emulation oblige, le proverbe japonais renchérit « quand le sage montre la lune, l’aveugle ne voit rien. »
Quel dommage ! Dans cette 3ème dimension, dans ce monde de la lune, des rêves, de la poésie, des arts, on trouve des trésors et des splendeurs, dont la beauté ne peut pas être traduite avec le langage terrien, parce qu’on ne sait pas la voir dans le monde à 2 dimensions.
Il y a plein de références qui traduisent cette dualité. La « complainte de la butte » par exemple.
La lune trop blême (pour le monde d’en bas) pose un diadème sur les cheveux de celle que le poète regarde avec son cœur. La lune trop pâle caresse l’opale de ses yeux. Cette fille est d’ailleurs un peu comme la pauvre Hélène de Brassens : elle est pauvre, famélique, a un jupon plein de trous et en plus elle est rousse (maudite sur terre !). La lune trop rousse de gloire éclabousse son jupon plein de trous. Le mot « gloire » traduit cette notion de « trésor » dont je parlais, qui n’est pas reconnue sur terre. De même que « princesse de la rue » plus loin.
Tonton Georges a mis en musique un magnifique poème de Jean Richepin qui exprime la coexistence difficile entre les « réalistes » cloués à leur monde à 2 dimensions et les autres, poètes, hommes libres, gens de la lune … tous ceux qui ont une âme … ça s’appelle « les oiseaux de passage ». Extrait :
Oh vie heureuse des bourgeois ! Qu’avril bourgeonne
Ou que décembre gèle, ils sont fiers et contents.
Ce pigeon est aimé 3 jours par sa pigeonne ;
ça lui suffit, il sait que l’amour n’a qu’un temps.
Ce dindon a toujours béni sa destinée.
Et quand vient le moment de mourir il faut voir
cette jeune oie en pleurs : « c’est là que je suis née ;
je meurs près de ma mère et j’ai fait mon devoir »
Elle a fait son devoir c’est à dire que oncques
Elle n’eut de souhait impossible, elle n’eut
Aucun rêve de lune, aucun désir de jonque
L’emportant sans rameur sur un fleuve inconnu.
Et tous sont ainsi faits, vivre la même vie
Toujours pour ces gens là cela n’est point hideux.
Ce canard n’a qu’un bec et n’eut jamais envie
Ou de n’en plus avoir ou bien d’en avoir deux.
Ils n’ont aucun besoin de baiser sur les lèvres
Et, loin des songes vains, loin des soucis cuisants,
Possèdent pour tout cœur un viscère sans fièvre,
Un coucou régulier et garanti dix ans !
Ô les gens bienheureux !… Tout à coup, dans l’espace,
Si haut qu’il semble aller lentement, un grand vol
En forme de triangle arrive, plane et passe.
Où vont-ils ? Qui sont-ils ? Comme ils sont loin du sol !
Regardez les passer! Eux ce sont les sauvages,
Ils vont où leur désir le veut : par dessus monts
Et bois, et mers, et vents, et loin des esclavages.
L’air qu’ils boivent ferait éclater vos poumons.
Regardez-les, vieux coq, jeune oie édifiante !
Rien de vous ne pourra monter aussi haut qu’eux.
Et le peu qui viendra d’eux à vous, c’est leur fiente.
Les bourgeois sont troublés de voir passer les gueux.
Ces oiseaux de passage, tout comme l’albatros de Baudelaire si gracieux dans l’azur, vivent dans un monde « plus haut, bien au dessus du niveau de l’eau » selon une formule de Michel BERGER ; là où est la vraie beauté, là où l’on accède à la liberté, là où on peut trouver l’amour d’une reine dans le cœur d’Hélène. Ne serait pas un peu ce que l’on vient chercher en loge ? La beauté, la liberté, une âme, une dimension supérieure ?
Mais au niveau de l’eau, sur la terre profane des canards qui n’ont pour tout cœur qu’un viscère sans fièvre, ces valeurs et cette beauté, sont ignorées, incomprises, méprisées. Les hommes moquent et malmènent l’albatros qui a le malheur de se poser sur leur bateau. Ses ailes de géant l’empêchent de marcher, elles ne sont pas adaptées au monde à 2 dimensions.
Il en va souvent un peu de même des hautes valeurs morales qui nous sont chères. C’est quelqu’un qui s’est fait traiter maintes fois de « bisounours » qui vous le dit !
Quand on ne comprend pas quelque chose, voire quand on perçoit inconsciemment que l’on pourrait être submergé par un mystère qui nous dépasse (L’air qu’ils boivent ferait éclater vos poumons … ), quelle meilleure défense que l’attaque, la dérision. Les marins cloués au pont de leur bateau se moquent de l’Albatros ; les 3 capitaines incapables d’aimer se moquent de la pauvre Hélène ; les forts en gueule se moquent des rêveurs « pêcheurs de lune », les hommes se moquent des femmes, et la FM subit des attaques incessantes.
Ainsi certains hommes, qui ne comprennent que le yang solaire, restent hermétiques au yin féminin et à ses mystères symbolisés par la lune. Je crois que la chanson de Trénet parle de ça aussi. C’est une autre interprétation, plus terre-à-terre (plus masculine?), de la chanson de Trénet : Le soleil a rendez-vous avec la lune, mais la lune n’est pas là et le soleil attend. « Ah ces femmes, toutes les mêmes, on ne peut pas leur faire confiance ! »
Dans notre société solaire et patriarcale, les femmes comme tous les « Jean de la lune » ou les Pierrots lunaires, s’ils se taisent et ne font pas de bruit, passent pour des idiots.
C’est Marcel Achard, au XXème siècle, qui a créé le personnage de Jean de la lune. Cousin spirituel du Petit Prince, Jean de la lune, éternel adolescent, vit tout seul sur une boule argentée… Il profite de la venue d’une comète pour se rendre sur Terre où son arrivée se révèle particulièrement fracassante. Accueilli brusquement, Jean de la Lune se voit malmené par ses congénères et fait des rencontres décevantes.
Plus près de nous, Pierre Richard (encore un pierrot, étonnant, non ?) a incarné un personnage typiquement lunaire : c’est « Le distrait », toujours dans la lune. Il est méprisé, moqué : c’est le gaffeur inadapté au réel, le looser, le décalé, « la chèvre ». Dans un film il perd même sa dignité d’être humain puisqu’il devient le jouet d’un puissant, d’un winner qui a tout compris des contingences matérielles.
Pour ce qui est des femmes , l’association femme-lune-bêtise a été bien résumée (on peut même dire con-densée) dans l’expression « con comme la lune ». La lune en argot désigne ce que les hommes regardent en 1er chez la femme, voire ce à quoi ils la résument, c’est assez connu, et le con ne laisse plus aucun doute. Pour ceux qui ne connaîtraient pas l’autre sens du mot « con », je renvoie encore à une chanson de tonton Georges qui s’appelle « Le blason » et dont je vous conseille bien sûr la lecture intégrale (c’est le cas de le dire). Extrait :
« C’est injuste, madame, et c’est désobligeant
Que ce morceau de roi de votre anatomie
Porte le même nom qu’une foule de gens. »
Oui, la lune, passive, éternelle représentante du féminin, s’oppose sans cesse au soleil, actif, symbole du masculin. C’est une complémentarité autant qu’une rivalité.
C’est évident dans notre langue puisque lune est un nom féminin et soleil un nom masculin. En est-il de même partout ?
En Mésopotamie, la Lune est un Dieu mâle et a une épouse. Le Dieu Soleil est moins important que le Dieu Lune et passe au second rang dans la mythologie de l’époque.
Chez les hittites, au II° millénaire avant notre ère, on trouve une déesse nommée Arinna qui signifie « Mère-Soleil » et dont l’époux n’est autre que Menesis, la Lune …
En langue allemande, le Soleil est du genre féminin « die Sonne » et la Lune du genre masculin « der Mond ».
Dans l’Égypte antique, le Dieu « RA » est le Soleil tout puissant, mais la Lune « IÂH » est représentée par de nombreuses déesses mais aussi par des dieux, tels Osiris, Thot ou Khonsou. Khonsou, Dieu lunaire dont le nom signifie « l’errant » ou « le voyageur », est représenté par un homme à tête de faucon, couronné par un croissant de lune supportant un disque solaire. C’est le fils du Soleil et de la Terre-Mère.
En Grèce, la Lune est la fille d’Hélios, c’est-à-dire du Soleil.
Il y a de nombreux exemples qui font ressortir le caractère ambivalent du couple Lune-Soleil, les deux étant toujours associés et souvent interchangeables. L’imaginaire collectif les a donc toujours réunis dans une profonde unité, tout en les opposant en leur donnant tour à tour la prééminence, la force, la puissance, le commandement, et tour à tour la féminité, la passivité …
En alchimie, Le Soleil est le principe actif, le soufre, tandis que la Lune est le principe passif, le mercure.
Je ne suis peut-être pas tout à fait objective en tant qu’avocat de la défense, mais j’ai envie de voir une autre symbolique qui ferait contre-poids et contre-pied à la symbolique qui valorise trop le soleil-yang-masculin-actif par rapport à la lune-yin-féminin-passive.
Le yang masculin me parait parfois primaire, superficiel, égoïste, 1er degré.
Le yin féminin de la lune autorise et même inspire la réflexion, les émotions, le second degré, les nuances. Son calme peut passer pour de l’inaction (l’action étant du côté du soleil) mais il permet la patience, et du coup la persévérance, valeur maçonnique.
Les solaires primaires vont diront « la nuit tous les chats sont gris ». Mais sous la douce lumière changeante et inspirante de la lune, celui qui sait regarder s’aperçoit qu’il existe plein de nuances de gris. Il y en a même qui ont réussi à en trouver 50, et ça leur a plutôt réussi. Et je ne m’éloigne pas du sujet tant que ça puisqu’il est toujours question de lune …
J’ai aussi envie de prendre la défense de la lune pour ce qu’elle trimbale dans son symbolisme de de mélancolie. Encore des choses pas très bien vues sous le soleil parce que considérées comme froides, tristes, morbides. Pourtant que de beautés à découvrir encore de ce côté obscur : le spleen de Baudelaire, Venise, le romantisme, mon Pierrot lunaire, les tragédies et les drames grecs, les accords mineurs, tous ces films devant lesquels on adore pleurer (oui, ça c’est encore plutôt féminin). Et le monde des sirènes que rejoint le héros du grand bleu quand il choisit de s’enfoncer dans les ténèbres des profondeurs. Les ténèbres sous-marins sont comme les ténèbres célestes. La lune est associée à l’eau, alors que le soleil est évidemment associé au feu. Je parlais tout à l’heure d’un monde invisible symbolisé par la lune, qui me paraît bien plus grand que le monde visible. Il en est de même avec l’eau : la lumière du soleil ne nous laisse voir que la surface et la partie émergée de l’iceberg. En dessous, tout un monde infini et mystérieux, comme la nuit du ciel.
Sur l’affiche du Grand Bleu, justement, c’est la nuit. L’infini de l’océan y répond à l’infini du ciel. On ne voit pas la lune, mais on voit sa lumière sur la mer, qui éclaire le personnage.
Ce personnage du Grand Bleu est un beau personnage lunaire, taiseux, mystérieux, calme, un brin décalé. Un autre cousin du Petit Prince égaré sur Terre. Enzo, le personnage solaire, exubérant et truculent, se moque de lui mais on sent qu’il est intrigué et secrètement admiratif de cette dimension « extraterrestre ».
Pour le personnage du Grand Bleu comme pour les poètes, ce monde invisible est plus attirant que le réel. (Elève-toi loin de ces miasmes morbides nous dit Baudelaire. Loin des esclavages nous dit Jean Richepin). Il choisit à la fin de quitter la Terre pour rejoindre le monde des sirènes auquel il dit appartenir. Comme le Petit Prince choisit de quitter la Terre avec l’aide du serpent.
Je ne résiste pas au plaisir de citer Cyrano, personnage formidable qui a réussi la synthèse de la poésie lunaire et de la truculence solaire. Lui ne sollicite pas l’aide directe d’un serpent, mais n’a t-il pas hâté sa montée vers le monde lunaire des sirènes en provoquant les hommes qui n’ont pas sa dimension, avec le panache qui le caractérise. Dans la scène de fin où il meurt, il dit à Roxane :
« … je vais monter dans la lune opaline,
sans qu’il faille inventer, aujourd’hui, de machine…
…
mais oui, c’est là, je vous le dis,
que l’on va m’envoyer faire mon paradis.
Plus d’une âme que j’aime y doit être exilée,
et je retrouverai Socrate et Galilée ! »
Il situe donc dans la lune Socrate et Galilée, un philosophe et un savant, qui nous ont éclairés de leur lumière. Etonnant, non ?
D’ailleurs c’est un peu curieux d’associer la lune à l’ombre, à l’obscurité, alors que sa définition dans le Littré est « Satellite qui tourne autour de la terre et qui l’éclaire la nuit ». Oui, même si sa lumière est astronomiquement passive, la lune éclaire, avec une lumière différente de celle du soleil. C’est une lumière douce, qui n’éblouit pas, qui donne d’autres perspectives, d’autres nuances (pas seulement de gris !).
Une citation de Bouddha prend un sens tout particulier dans ce temple : « Celui qui, après avoir été négligent, devient vigilant, illumine la terre comme la lune émergeant des nuées. ». La démarche maçonnique que l’on peut voir dans cette citation est associée à l’émergence de la lumière de la lune et non du soleil. Etonnant, non ? Mais finalement, puisque les francs-maçons travaillent de midi à minuit, c’est bien la lumière de la lune qui émerge à la fin de leurs travaux.
Conclusion
Mesdames et messieurs les jurés, vous avez bien compris que, sous prétexte de défendre la lune, qui n’a certainement pas besoin de moi, je demande indulgence pour moi-même et pour tous les « gens de la lune ».
J’assume mon parti-pris pour le monde lunaire, et j’espère que vous ne me tiendrez pas rigueur d’avoir instruit à décharge et peut-être un peu grossi le trait, au risque de friser la mauvaise foi. En réalité je sais bien que, aussi incontestablement que la lune est yin et le soleil est yang, il est erroné de les comparer et de vouloir les classer. Ils sont complémentaires, interdépendants, et tous deux également essentiels.
Je me suis exposée dans ce modeste exercice, je vous ai raconté un souvenir d’adolescence, j’ai voulu vous montrer ma lune à moi, ce qui est tout de même fort impudique. (Brassens …)
Je vous demande donc indulgence pour mon petit délire de Pierrot lunaire.
J’ai bien conscience qu’il n’y a là rien de nouveau sous le soleil et que tout ça ne vaut pas un clair de lune à Maubeuge. Je ne suis pas au clair avec mon sujet, j’ai beaucoup trop de lacunes en symbolisme, et en plus c’était trop long.
J’espère seulement que, quand je me serai éclipsée, vous ne direz pas trop, face cachée, que c’était vraiment long comme lacune.
J’ai dit