Nouvelles solidarités profanes : Le Revenu d’existence : utopie ou réalité ?
Introduction :
La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, fondement de nos valeurs républicaines, promeut la solidarité profane fraternelle, et le droit de chacun à un niveau de vie « décent » :
Selon son Article 1er : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »
L’Article 25 précise : «Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté.»
Le revenu d’existence parait se positionner dans la droite ligne de ces affirmations humanistes. Encore faut-il bien en cerner la définition et les valeurs qu’il sous-tend, si l’on veut concrètement prendre la mesure de notre capacité à le mettre en œuvre de manière efficace. Car nombre d’interrogations demeurent : Quel en serait le montant ? Comment pourrait-il être financé ? Quelles en seraient les retombées sociales, économiques et financières ? Autant de doutes que nous avons à lever, de questions que nous avons à nous poser, sur lesquelles mener une réflexion constructive, commune, en prenant en considération les expériences ou projets déjà menés par d’autres pays.
1ère partie : définition, origine, philosophie
Pour définir le Revenu d’Existence, on s’appuiera sur les textes fondateurs de 3 associations, française et internationale, qui défendent le projet d’un revenu universel.
Pour le Basic Income Earth Network (BIEN), en Français le Réseau Mondial pour le Revenu de Base, fondé en 1987, « le revenu d’existence est un revenu versé par une communauté politique à tous ses membres, sur une base individuelle, sans conditions de ressources, ni obligation de travail. Il reconnaît la participation de l’individu à la société, indépendamment de la mesure de l’emploi ».
Pour le Mouvement Français pour un Revenu de Base (le MFRB), mouvement créée en 2013, “Le revenu de base est un droit inaliénable, inconditionnel, cumulable avec d’autres revenus, distribué par une communauté politique à tous ses membres, de la naissance à la mort, sur base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie, dont le montant et le financement sont ajustés démocratiquement”
On complètera cette définition par la charte de l’Association pour l’Instauration d’un Revenu d’Existence (l’AIRE) qui précise que « le Revenu d’Existence est un projet humaniste, où chaque être humain est reconnu comme une personne autonome, apportant à la société toute entière sa richesse relationnelle, ses projets, ses potentialités d’une infinie variété. Loin de toute approche utilitariste, le Revenu d’Existence est dû à chacun « non pour exister mais parce qu’il existe ».
C’est pourquoi l’AIRE a choisi ce nom de « Revenu d’Existence ».
« Revenu » et non « Allocation » car pour les économistes, un revenu est une dotation reçue en contrepartie d’une participation à la création de richesses, tandis que l’allocation est une attribution d’assistance.
Et « Existence » car dès que l’on existe, on participe à des échanges de temps, et que tout échange de temps est créateur de richesses.
Il s’agit donc d’un revenu garanti, octroyé de manière inconditionnelle et universelle, à tous les membres d’une communauté politique afin de satisfaire ses besoins vitaux élémentaires (logement, entretien, santé, éducation …).
Le revenu de base ne serait donc pas « une redistribution par charité ou compensation, mais bel et bien un droit parfaitement légitime au nom de l’égalité des citoyens ».
Certains situent la 1ère évocation d’un revenu d’existence dans le roman Utopia de Tomas More. Ce roman parut en 1516 raconte l’histoire d’Utopia, « une île isolée régie par les mathématiques. La base de l’organisation utopique est la stricte égalité entre les hommes. Pour assurer cette égalité, il n’existe ni propriété, ni argent. Chacun s’y voit prêter une maison pour 10 ans. Tous sont agriculteurs pendant 2 ans au moins et travaillent 6 heures par jour. Il n’y a aucun oisif. La culture est accessible à tous. Et un système de redistribution des richesses entre les villes permet d’aider les plus pauvres. »
En 1768, Voltaire propose une ébauche du revenu de solidarité dans son roman L’Homme aux quarante écus, en imaginant comme rente, la valeur locative de l’ensemble des arpents du royaume, répartis entre tous les sujets. Ainsi, pour 40 écus, son héros peut vivre, pauvrement mais affranchi de tout travail.
Quelques années plus tard, en 1795, le philosophe Thomas Paine évoque dans son livre Agrarian Justice (la Justice Agraire) l’idée d’une dotation inconditionnelle pour toute personne (homme ou femme) accédant à l’âge adulte et d’une pension de retraite inconditionnelle à partir de 50 ans.
Elu député à l’Assemblée Nationale en 1792, il déclarait du haut de la tribune « Sans revenu, point de citoyen ». La révolution française venait d’éclater et le message de Thomas Paine à ses camarades révolutionnaires était le suivant : « la Démocratie ne peut réellement fonctionner que si les citoyens qui la composent sont économiquement libres et disponibles pour la faire vivre ».
L’idée que Thomas Paine avait impulsée, celle d’un revenu citoyen garanti, n’a pas cessé, depuis, de faire son chemin, en navigant entre les courants de pensée et traversant allégrement les frontières idéologiques et géopolitiques.
2ème partie : fonctionnement et financement
La mise en place d’un Revenu d’Existence nécessite de répondre à 2 questions : quel montant octroyer et comment le financer.
Un montant adapté doit permettre de vivre décemment du seul revenu de base. Il s’appuie sur l’idée qu’il n’y aura pas désincitation au travail et qu’un individu préférera toujours cumuler son revenu d’existence à un autre salaire, correspondant à un travail qu’il aura librement choisi[]. »
Un montant faible nécessitera la recherche d’un complément de revenu, donc d’un emploi. La crainte dans cette hypothèse est que le revenu de base se transforme en une subvention aux employeurs.
Dans les hypothèses de mise en pratique, les partisans d’une allocation universelle souhaitent un montant faible et identique pour tous alors que les partisans d’un revenu de base plus élevé modulent leurs propositions sur une partie de la population comme les seuls adultes, les qualifications de la personne, ou encore, des montants différents en fonction de l’âge ou du besoin.
Pour exemple, en France, la fourchette irait de 200 € de 0 à 18 ans et 400 € à partir de 18 ans pour Christine Boutin à 850 € à partir de 18 ans pour [Dominique de Villepin.
Pour Guy Valette, le Revenu de base pourrait être de 600€ et modulable à diverses périodes de la vie en retenant une partie de celui-ci pendant un temps pour en augmenter le revenu à d’autres moments.
Pour le financement, si on s’appuie sur l’approche proposée par le Mouvement Français pour un Revenu de Base (MFRB), on trouve 8 propositions que l’on peut regrouper en 3 grandes familles :
– la redistribution
– la création monétaire
– l’approche par les biens communs
Dans les systèmes qui s’appuient sur la redistribution, on trouve :
En 1ère proposition, l’universalisation et la revalorisation du RSA
L’idée est de financer le revenu de base par un impôt proportionnel individualisé appliqué à l’ensemble des revenus. Dans cette hypothèse, le revenu de base remplace le système actuel du RSA, de la prime pour l’emploi et des exonérations de cotisation patronales.
On prévoit également un revenu de base enfant, plus faible, qui viendrait remplacer les allocations familiales ainsi que le quotient familial.
Le système d’assurance chômage, retraite, assurance maladie, aide pour le logement … sont maintenus mais leur mode de financement est modifié.
En 2ème proposition, l’autofinancement par transfert des prestations existantes
Il s’agit de combiner l’ensemble des prestations familiales, allocations logement, minima sociaux, prime pour l’emploi et celui des politiques de subvention à l’emploi que l’instauration d’un revenu de base rendrait obsolètes.
Ainsi, Baptiste Mylondo, membre du collectif Pour un Revenu Social (le POURS), estime en s’appuyant sur les chiffres de 2010, qu’on pourrait financer un Revenu de Base de 200 € par adulte et 60 € par enfant.
Le complément de revenu pourrait être trouvé par exemple en augmentant la CSG, l’impôt sur le capital, en luttant contre la fraude fiscale …
En 3ème proposition, la fusion du système d’aide sociale, de chômage et de retraite
Cette approche proposée par Jacques Marseille, économiste et historien, consiste à fusionner le système de chômage, le système de retraite et l’aide sociale en général, de supprimer les cotisations sociales et de financer le budget nécessaire par une taxe sur la consommation, type TVA, qui serait acquittée par tous.
Les partisans de cette approche avancent la possibilité d’un revenu de base autour de 600 € par adulte et 300 € par enfant.
Pour le système par création monétaire, on trouve une seule approche :
C’est la 4ème proposition, transformer la forme de création monétaire
La monnaie ne serait plus créée via les crédits faits aux entreprises et aux ménages mais par la distribution à chaque citoyen d’un Revenu de Base, qu’il choisirait de consommer ou d’investir (dans une entreprise personnelle par exemple), alimentant directement l’économie réelle et évitant les bulle spéculatives. Ici aussi les relations économiques internationales se devraient d’être coordonnées, si l’on ne veut pas que l’investissement (ne serait ce que les achats de consommation) « à l’étranger » ne pénalise l’économie locale.
Dans les systèmes qui s’appuient sur l’approche par les biens communs on trouve :
En 5ème proposition, la taxation foncière ou « La justice foncière à la Thomas Paine ».
Pour Thomas Paine, le Revenu de Base se justifie comme « la redistribution d’un patrimoine naturel commun qui ne saurait être légitimement approprié par une minorité ».
Il s’agit donc, dans cette approche, de mettre en place un impôt foncier proportionnel au prix du foncier, c’est-à-dire tenant compte de l’augmentation de la valeur du bien immobilier au cours du temps.
En 6ème proposition, l’impôt sur le patrimoine
Les ménages dans cette approche seraient taxés sur leur actif net c’est-à-dire sur l’ensemble de leur patrimoine immobilier, mobilier et financier, dettes déduites.
D’après le MFRB, si on fixe une telle taxe à 1% de l’actif net, au-dessus d’un certain seuil, cette approche pourrait rapporter chaque année de quoi financer un revenu de base mensuel d’environ 120 € par adulte et 60 € par enfant.
En 7ème proposition, la redistribution des profits tirés des ressources naturelles
On peut étendre le raisonnement de Thomas Paine, à savoir taxer le foncier, à d’autres ressources naturelles communes telles que les ressources vivantes aquatiques, les forêts, les ressources hydrocarbures …
Un tel système de redistribution est, pour exemple, déjà en place en Alaska.
Et en 8ème proposition, on trouve le chèque écologique
Il s’agit de la redistribution de la taxe sur les émissions de CO2 (taxe carbone) sous forme de chèque vert. Ce serait plus, en l’état actuel des choses, un supplément de revenu qu’un revenu de base.
Il faut noter que dans toutes ces approches, certaines ne suffisent pas, à elles seules, à financer un revenu de base suffisant et qu’il conviendrait donc soit de les combiner entre elles, soit de les compléter.
3eme partie : utopie ou réalité ?
est-ce viable ?
via les expériences menées ….
Après cette présentation de la théorie, nous sommes tous curieux de savoir si cette belle idée est condamnée à rester au stade de l’utopie, ou si elle peut être mise en application.
Pour tenter de répondre à cette question,
. dans un 1er temps nous allons examiner les principales craintes liées à l’application d’un revenu universel, les arguments avancés par les opposants, et les réponses des théoriciens ;
. ensuite, nous verrons si l’expérience a déjà été menée, et si oui le bilan que l’on peut en tirer.
1 la Théorie tient-elle la route ?
Nous avons fait une synthèse des principales questions et objections soulevées :
1.1 Cela ne créerait-il pas une population de fainéants ou d’assistés ?
5 réponses apportées par les théoriciens :
1) L’effet désincitatif sur l’emploi serait faible
… du fait que le montant du Revenu d’Existence doit être conçu pour éviter aux bénéficiaires de vivre dans la misère, sans plus. Or la grande majorité des gens ont d’autres aspirations dans la vie que d’avoir seulement un toit sur la tête et de quoi manger, et ils seraient donc incités à travailler pour maintenir le train de vie souhaité.
Toutefois, une partie des personnes diminueraient leur temps de travail pour se consacrer à d’autres activités non rémunérées (famille, projets, loisirs, formations…), ce qui injecterait du travail sur le marché de l’emploi.
Il y aurait une petite partie de gens qui pourraient se satisfaire du socle minimal, au moins momentané-ment, et qui pourraient consacrer leur temps à des activités bénévoles, des activités non rentables, mais utiles au bien commun.
En outre, comme le RE peut se cumuler avec tout autre revenu, il évite l’effet de seuil de la protection sociale qui incite, en dessous d’un certain niveau de revenu, à ne pas travailler pour éviter de la perdre.
2) Son caractère inconditionnel n’incite pas à l’assistanat
Chacun touchant la même somme sans condition, et pouvant la compléter librement par des revenus d’activité, il n’y aurait aucun intérêt à frauder ou à se maintenir dans une situation d’assistance.
3) L’effet désincitatif sur l’emploi serait régulé
Le Revenu d’existence évoluant avec le PIB, une régulation s’opèrerait : si trop de personnes se contentaient du Revenu d’existence, donc ne créaient plus de richesses par une activité, le revenu global diminuerait et, avec lui, le montant du Revenu d’existence. Ce qui pénaliserait en premier ceux qui, refusant de participer à l’effort collectif, se seraient contentés du seul Revenu d’existence.
4) Ça ne peut pas être pire que le système actuel
Ce sont les allocations conditionnées actuelles qui ont indéniablement des effets pervers, de désincitation au travail et d’incitation à la fraude.
5) Le rapport au travail doit changer
Les politiciens semblent les seuls à s’accrocher à l’idéologie du plein emploi, or nous voyons bien qu’une croissance matérielle exponentielle n’est pas soutenable, d’une part, et d’autre part que la mécanisation génére un chômage, structurel, dont le taux n’a jamais été aussi élevé. Nous constatons que le modèle « études / CDI / puis retraite » a vécu. Les entreprises ont besoin de capital humain flexible, variable, renouvelé … Il faudra apprendre plusieurs métiers dans sa vie et dynamiser en permanence ses compétences. Quel que soit le niveau de l’activité économique, le travail deviendra de plus en plus intermittent, voire précaire, et les périodes d’emploi alterneront avec des phases d’inactivité ou de formation. Il faut donc rompre le lien trop strict emploi-revenu, qui aliène l’homme au salariat et l’enferme dans ses contradictions : devoir travailler de façon quasi continue, alors qu’il devra en permanence affronter le changement. Dans ce contexte, la régularité d’un revenu déconnecté du travail est des plus utile.
1.2 Avec la crise actuelle, c’est impossible à financer
L’AIRE propose environ 460 € par mois par adulte et 200 à 250 € par enfant. Cela représenterait un budget annuel de l’ordre de 330 milliards d’euros, soit env. 23% de l’ensemble des revenus des ménages.
Est-il possible de prélever 23% de tous les revenus ?
Le plus simple serait de mettre en place un impôt proportionnel sur tous les revenus, qui viendrait se substituer aux nombreux prélèvements actuels : l’impôt sur le revenu, l’impôt sur les sociétés, et les cotisations sociales non contributives (allocations familiales, maladie, solidarité, etc.). Les avantages fiscaux particuliers seraient supprimés, comme les exonération de cotisations patronales.
Par ailleurs, des économies seraient réalisées sur les allocations auxquelles le revenu d’existence se substitue.
L’AIRE prétend que le revenu disponible des ménages serait modifié à l’intérieur d’une fourchette de -5% à +5%.
1.3 En quoi l’instauration d’un revenu de base serait-elle une avancée par rapport au système actuel ?
La conditionnalité des allocations a pour effet le phénomène pervers de désincitation à l’emploi, notamment en raison de la perte du revenu d’assistance qui résulterait de l’obtention d’un emploi. Le système d’allocation conditionné ne réussit pas à atteindre ses objectifs de remise au travail et, au contraire, incite même certains à rester dépendants de ces allocations.
De plus, il stigmatise les allocataires qui doivent prouver leur dénuement et se soumettre à des contrôles pour prétendre recevoir ces allocations. Sans parler des lourdeurs administratives et du coût non négligeable.
Avec un revenu de base inconditionnel, de faibles salaires, ajoutés à ce revenu de base, peuvent donner des revenus acceptables. Le fait de trouver et d’accepter un travail ne serait donc plus pénalisé. Il s’agit donc, au contraire, d’une valorisation du travail, librement choisi.
1.4 C’est inégalitaire de ne pas tenir compte des revenus ni de la situation familiale
Pour ce qui est des revenus
Le RE est le même pour tous, mais la fiscalité pour le financer assure la différenciation entre ceux qui ont des revenus et ceux qui n’en ont pas. Chacun contribuerait au financement de façon proportionnée à ses moyens.
Pour ce qui est de la situation familiale
Le système d’aides conditionnel actuel incite à s’isoler ou à prétendre l’être. Un comble dans un monde où il vaudrait mieux partager efficacement l’espace et les ressources et où l’on déplore le manque de lien social. L’individualité du RE incite au contraire à mettre une partie de ses ressources en commun pour profiter de synergies ou économies d’échelle.
D’un autre côté, le caractère individuel de ce revenu permet une émancipation vis-à-vis d’un conjoint ou d’un cohabitant dont on se sentirait dépendant financièrement.
2 Est-ce que le revenu d’existence a déjà été testé ?
2.1 Europe
Les pays d’Europe, notamment du Nord, ont mis en place des systèmes de revenu minimum, qui, s’ils ne sont pas le Revenu d’Existence, peuvent le préfigurer.
Le Royaume-Uni (National Assistan) en 1948, la Finlande en 1956, la Suède en 1957, l’Allemagne en 1961, les Pays-bas en 1963, la Belgique et le Danemark en 1974, l’Irlande en 1977, le Luxembourg en 1986 et enfin la France en 1988 avec le RMI.
A noter que le parti radical espagnol Podemos a suggéré l’idée d’un RE dans son programme.
2.2 L’expérience de Speenhamland au 18e siècle
A Speen, dans le sud de l’Angleterre, en 1795, l’accès aux terrains communaux est supprimé pour les plus pauvres, alors que cela leur assurait une auto-production alimentaire, genre de Revenu d’existence en nature. La municipalité est confrontée aux émeutes de l a faim et craint une véritable famine. Les magistrats locaux obligent alors les paroisses à verser une allocation qui complète les salaires des travailleurs pauvres, de manière à atteindre un seuil indexé sur le prix du blé et tenant compte de la composition du ménage. Ce dispositif, connu sous le nom de « système de Speenhamland », gagne rapidement tous les villages, jusqu’à son abolition en 1834.
Cette abolition est aujourd’hui considérée comme un échec par les adversaires du Revenu d’existence, mais en réalité, l’industrie triomphante avait besoin de davantage de bras, et les libéraux voulaient favoriser le libre mouvement des campagnes vers les villes, freiné par l’allocation versée aux pauvres des villages.
Les effets du « système de Speenhamland » sur la pauvreté, le chômage et la croissance économique font l’objet d’un débat intense qui dure encore. Certains considèrent que la généralisation de l’aide publique aux pauvres a pour conséquence qu’ils travaillent et épargnent moins, qu’ils se marient plus jeunes et procréent davantage, et que le prix des biens qu’ils consomment augmente, réduisant ainsi le salaire réel. D’autres au contraire y voient un moment clé de l’ajustement des institutions sociales à ce défi sans précédent que fut la révolution industrielle.
2.3 alaska
C’est le seul véritable système d’allocation universelle inconditionnelle existant à ce jour. Depuis 1982, l’Alaska distribue à tous ses habitants le produit de sa rente pétrolière, grâce aux revenus des placements financiers qui y sont attachés.
Y ont droit toutes les personnes résidant légalement en Alaska depuis au moins six mois, soit aujourd’hui environ 650 000 personnes.
Le montant, égal pour tous, dépend du rendement moyen du fonds de placement. Il était de 300 dollars env au début, de plus de 2 000 dollars en 2000, puis de 920 $ en 2004.
Cette expérience montre des conséquences positives
. sur la dernière décennie, le revenu moyen des 20% des familles les plus pauvres a grandi de 28%, celui des plus riches de 7% seulement, contre respectivement 12% et 26 % pour le reste des États-Unis.
. les habitants les plus dynamiques de l’Alaska quittaient l’État, ils reviennent et le courant migratoire s’est inversé.
. L’Alaska était l’État américain ayant le plus fort taux de chômage et la plus faible croissance, trois ans après, il était celui qui avait le plus faible taux de chômage et la plus forte croissance. (NB : affirmation émanant des autorités de l’État).
Aujourd’hui, tenter de s’opposer au système de dividendes du Fonds permanent de l’Alaska équivaudrait à un véritable sabordage pour tout homme politique local.
Quoique parfois proposée pour d’autres régions , la formule mise en œuvre en Alaska reste unique en son genre.
Cette expérience est cependant à relativiser car elle ne concerne que 650 000 personnes.
2.4 Autres
2.4.1 Namibie
En Namibie, entre 2007 et 2009, grâce au soutien de dons privés, un revenu a été distribué aux 950 habitants de 2 villages, hormis les personnes de plus de 60 ans qui recevaient déjà une pension de retraite.
Les conséquences positives notées sont : une augmentation de la scolarité, les jeunes enfants n’ayant plus à travailler pour survivre ; une diminution de la délinquance, chacun disposant d’un minimum de revenu ; une augmentation de l’activité, spécialement chez les femmes, chacune disposant ainsi d’un supplément de revenu pour entreprendre.
2.4.2 Inde
Depuis 2011, diverses expérimentations ont été lancées en Inde, avec des résultats confirmant ceux observés en Namibie.
2.4.3 USA et Canada
Plus anciennes, les expérimentations d’impôt négatif aux Etats-Unis et au Canada, impliquant des milliers de familles entre 1968 et 1982, ont démontré que le versement d’une allocation inconditionnelle ne se traduit pas par un retrait significatif du marché du travail.
2.5 Le projet finlandais
Récemment, le gouvernement finlandais a annoncé qu’il allait engager l’étude et la mise en test d’un «revenu minimum universel» versé à chaque citoyen sans conditions. C’était une promesse du Parti du Centre qui a remporté les dernières élections législatives. Deux tiers des candidats s’étaient prononcés pour (notamment les écologistes (99%), l’Alliance de Gauche (95%) et les centristes (83%)).
En plus de lutter contre la pauvreté, le gouvernement attend de ce revenu qu’il permette à tous de s’investir dans les projets qu’ils choisissent : soins aux enfants, aux personnages âgées, vie associative, participation citoyenne …
La population y est largement favorable : 79 % des Finlandais se sont prononcés pour un revenu de base si celui-ci « garantit le minimum vital, réduit la bureaucratie et encourage le travail et l’entrepreneuriat ». Mêmes les citoyens les plus aisés ont plébiscité le principe. Les seuls réticents étaient les agriculteurs, avec seulement 15 % d’adhésion.
Un groupe de travail a été chargé, à échéance 2016, de définir les paramètres qui permettront cette expérimentation, qui pourrait commencer en 2017, dans les régions les plus touchées par le chômage
Ce revenu remplacera les allocations sociales et s’ajoutera au salaire de ceux qui travaillent, mais il y a encore débat sur le montant, avec des propositions croissantes de la gauche vers la droite de l’échiquier politique : les Verts proposent 440 €/mois, l’Alliance de Gauche 620 €/mois, les libéraux entre 850 et 1.000 €. NB : Selon le Helsinki Times, il faudrait 1.166 €/mois pour éradiquer vraiment la pauvreté.
Ce revenu universel ne remplacerait que les prestations non contributives, financées par le budget général ; pas les contributives pour lesquelles les personnes cotisent. Par exemple il se substituerait à l’équivalent de notre « minimum vieillesse », mais pas aux retraites. Ou encore il remplacerait une allocation de solidarité comme le RSA, mais pas l’assurance chômage, financée par les contributions des salariés.
Il ne serait pas non plus question de supprimer les allocations logement, ni les allocations familiales, car un revenu universel et individuel ne peut, par définition, pas répondre efficacement à la diversité des situations des ménages.
Le calage du dispositif est donc assez complexe et des cas particuliers relatifs au handicap, au logement, à la dépendance, etc…, devront nécessairement faire l’objet de mécanismes d’aides complémentaires.
Le fait qu’un pays scandinave, depuis longtemps à l’avant-garde en matière sociale, s’oriente vers une solution universelle, « sans faire de différence entre les gens », est un signal extrêmement fort.
Conclusion :
La théorie est très intéressante, et nous semble en accord avec les valeurs véhiculées par la FM.
Au delà de l’idée généreuse de lutter contre la misère, elle a en plus le mérite de nous interroger sur le modèle de société que l’on souhaite. Le travail doit-il être au centre de nos vies ? Dans notre pays où plus personne ne croit au retour du plein emploi des Trente Glorieuses, sauf quelques démagogues ou nostalgiques, il faut trouver des solutions adaptées à un monde où le travail se fait intermittent, pluriel, mobile, cognitif… La croissance économique est trop faible pour offrir un emploi à tout le monde. C’est une vraie révolution qui s’annonce, et le revenu universel est un moyen de s’y préparer.
Sur la question de savoir si le revenu d’existence serait viable en France, il me semble qu’une certaine prudence reste de mise à ce stade:
. Les expériences menées ne paraissent pas suffisantes pour affirmer la faisabilité. Si la Finlande confirme son expérimentation, nous en tirerons de précieuses confirmations, dans un sens ou dans l’autre.
. En attendant, il faut se contenter pour l’instant de la belle théorie, et l’histoire nous a hélas appris à nous méfier des théories trop belles (dont une s’appelait le communisme) et des paris sur la bonne volonté du plus grand nombre.
Mais comme a dit très justement Yves la semaine dernière, l’utopie est un moteur essentiel, et je terminerais en citant Laurent Joffrin (dans Libération du 22 juillet 2015), toujours à propos du RE : « Les conservateurs de tous bords en font une critique virulente, évidemment. A droite, on stigmatise un assistanat généralisé. A gauche (Attac par exemple), on fait l’éloge du salariat, seul à même de fonder les droits des travailleurs (lequel salariat a pourtant été longtemps décrié par les marxistes comme un régime d’exploitation…). Conservateurs de tous les partis, réfléchissez ! »