« C’était mieux avant »
pl.°. du F.°.Sylvain Floc’h
R.°.L.°.Le Réveil du Béarn
GODF O.°. de Pau
ten.°. du 16 octobre 6015
Imaginez une société de consommation, placée sous le contrôle de multinationales, où les esprits seraient formatés par les mantras publicitaires et les piqûres de rappel quotidiennes de journalistes bien-pensants, une sorte de théocratie où les hérétiques seraient marginalisés, voire éliminés, un monde où chacun serait perfusé en permanence par le téléphone mobile auquel il resterait pendu comme le nouveau-né à la mamelle, sur l’écran duquel il serait abreuvé de jeux ou de programmes pornographiques, dans le cadre d’une sexualité hygiénique, vidée de tout contenu sentimental. Imaginez un système globalisé, où le recours aux narcotiques serait étatisé, où la maîtrise de l’embryologie permettrait une reproduction artificielle par clonage, où le conditionnement de l’individu pourrait se faire dès le stade de l’éprouvette…
Mais, me direz-vous, cet univers existe déjà et c’est le nôtre. Et même, c’était, trait pour trait, celui annoncé par Aldous Huxley, dans Le Meilleur des mondes, en 1931. Quand un roman d’anticipation se réalise avec une telle précision, il est difficile de plaider l’incertitude. Hélas, nous avons tant de mal à apprendre et tant de facilité à oublier les enseignements de l’Histoire. Nous avançons vers le mur « les yeux grands fermés », eyes wide shut, comme le disait Kubrick, dont l’œuvre tourne sans cesse autour de la violence et de la guerre.
Nous nous comportons en passagers de la grande Histoire, et nous renonçons à en être les acteurs. Nous acceptons de nous éparpiller dans l’anecdote, perdant ainsi l’architecture générale au profit du détail secondaire. En fait, la petite histoire des parcours individuels ne serait rien sans la grande Histoire des aventures collectives. Et, inversement, le vaste dessein se nourrit des éléments minuscules vécus par chacun de nous. Dans Je me souviens, Georges Pérec fait ainsi exercice de mémoire (admirablement servi par Sami Frey, sur un vélo en perpétuel mouvement). Il glane 480 fragments, échelonnés entre 1946 et 1961, soit entre sa 10e et sa 25e année. Ces brimborions oubliés par l’Histoire ont fait partie de la mémoire collective des contemporains de cette époque. Arrachés à leur insignifiance, ils réveillent pendant un instant une petite nostalgie.
Il me suffit de laisser libre cours à ma mémoire pour voir éclore en désordre ces marques banales d’une époque révolue, celle de ma génération. Ainsi, pour imiter Pérec, je pourrais dire :
Je me souviens des cloches chromées des glaciers ambulants sur le front de mer à Cabourg
Je me souviens des réclames d’alcool sur les murs du métro (« Dubo, Dubon, Dubonnet ») et sur les granges (Byrrh, Suze, 1 vin fou)
Je me souviens des centimes troués en leur milieu, des billets de cinq cents francs à l’effigie de Victor Hugo, et de ceux de dix nouveaux francs avec le buste de Richelieu
Je me souviens des cigarettes P4, des Royales et des Longfellow avec lesquelles j’ai commencé à m’intoxiquer en cachette
Je me souviens des sigles blancs badigeonnés sur les murs : « OAS », « Occident »
Je me souviens des caramels à un franc, puis des Caram’bars avec leurs blagues raffinées
Je me souviens de ma mère lisant Trois hommes dans un bateau pendant la messe de minuit
Je me souviens des glissoires improvisées dans la cour de l’école pendant le rude hiver de 1956
Je me souviens des biplans rugissants faisant la feuille morte pendant les acrobaties aériennes du 14 juillet
Je me souviens de l’accent gouailleur d’Édith Piaf chantant « Allez, venez Milord » à la kermesse de mon village
Je me souviens du badge phosphorescent épinglé à mon gilet quand j’avais douze ans
Je me souviens des moteurs Rolls-Royce du quadrimoteur ruisselant à bord duquel j’effectuais ma première traversée vers l’Angleterre, de nuit et par temps d’orage
Je me souviens des blousons noirs en embuscade, armés de leurs chaînes de vélo
Je me souviens du Spoutnik clignotant parmi les étoiles
Je me souviens des « illustrés » pas catholiques Bibi Fricotin et Les Pieds Nickelés
Je me souviens de la mitraillette de Johnny Dillinger dans « Le Crime ne paie pas », à la dernière page de France-Soir
Je me souviens des ventouses, du bleu de méthylène et des cataplasmes de farine de moutarde administrés par ma mère
Je me souviens des cuisses roses des jeunes Anglaises montant en mini-jupe au deuxième étage des bus londoniens
Je me souviens des lavandières à Marvejols assénant des coups de battoir au linge blanc
Je me souviens du coin-coin de la corne à poire sur les berlines d’avant-guerre
Je me souviens du rémouleur itinérant (« aiguisez vos couteaux, repassez vos ciseaux »), du tanneur (« peau d’lapins, peaux ! »), du vitrier (« Encore un carreau d’cassé, v’là l’vitrier qui passe… »), de l’aveugle colportant de la mercerie (en restant muet)
Je me souviens du nécessiteux avec sa bougie chantant « la part à Dieu » de porte en porte à la Chandeleur
Je me souviens du brin de buis des Rameaux se desséchant derrière le compteur électrique
Je me souviens de l’ogre dont on menaçait les enfants dissipés : « le Père la Pouque va venir te chercher » [en normand, la « pouche » était un sac de jute]
Je me souviens des bouteilles étoilées consignées par le Coop et le Familistère
Je me souviens de la planche percée des cabinets au fond de notre jardin
Je me souviens du vermicelle en forme de lettres ou d’étoiles
Je me souviens de mon père en bleu de travail partant à vélo faire les trois-huit en hiver
Je me souviens de la boîte en forme de prisme rouge du poivre de la marque Poivrossage (comme s’il existait des poivrots sages)
Je me souviens de la colle blanche au goût d’amande dans sa petite boîte rouge ou jaune
Je me souviens du plumier en bois avec son couvercle à glissière, des plumes sergent-major et de l’encre violette
Je me souviens d’un château fort en saindoux dans la vitrine du charcutier
Je me souviens du magasin de farces et attrapes, où un menu de fantaisie prévoyant des « petits-fours crème à Touhars » me faisait me tordre de rire
Je me souviens des glaces Miko à l’entracte du cinéma de quartier
Je me souviens de ma déception en apprenant coup sur coup l’inexistence du Père Noël et celle de la petite souris
Je me souviens de la mobylette rincée dont je modifiais chaque soir le moteur dans l’espoir d’une résurrection qui ne vint jamais
Je me souviens des trains de marchandises sous les wagons desquels je m’amusais à passer en marche avec mon cousin Nanard
Je me souviens du tourne-disque Teppaz en carton bouilli sur lequel j’écoutais la sonate au clair de lune de Beethoven sur un 45-tours de Robert Casadesus.
Je me souviens du confessionnal où je m’attribuais des péchés dont j’ignorais la signification, les ayant recopiés sur la liste d’un autre garnement mieux informé…
Ces faits insignifiants, voués aux oubliettes, auront ainsi connu une seconde vie éphémère, avant de regagner les limbes. Mais le simple fait de les avoir évoqués me donne le sentiment d’avoir eu le privilège de vivre dans la fameuse « parenthèse enchantée », dans ce bref suspens de l’Histoire entre l’apparition de la pilule contraceptive et le début de l’épidémie de Sida. Situer cette respiration, c’est déjà en constater la fin. Quand le bonheur devient conscient, il est en passe de se terminer. Il se conjugue alors à l’imparfait (« C’était au temps où Bruxelles chantait… »). Le temps révolu s’énonce aussi au passé composé et au plus-que-parfait, comme dans L’Étranger de Camus, avec la scène du meurtre sur la plage : « J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux. » La réflexion, fondée sur une mise à distance, instaure le temps des regrets stériles : « si j’avais su…, j’aurais dû ».
Elle déclenche aussi des épisodes de nostalgie, où Chateaubriand (fidèle à l’étymologie) lit le « regret du pays natal » (celui d’Ulysse choyé chez Calypso, mais rêvant de regagner sa petite île d’Ithaque). Plus profondément, il s’agit de la nostalgie d’un temps prénatal, mythifié en Âge d’or. L’idéalisation du passé procède par reconstruction et par filtrage : on garde l’or et on rejette le gravier. L’idée d’un Paradis perdu engendre chez les uns une délectation morose et suscite chez les autres des tentatives de reconquête,
Le temps jadis nous semble beau car il est auréolé par le souvenir de notre jeunesse intacte (ou presque). Mais ce processus est source de déconvenues. Ainsi Joann Sfar chante : « Quand j’étais petit, je voulais être grand. Maintenant qu’chuis grand, ch’uis pas content » (Piano, p. 108). Et, de manière plus complexe mais aussi judicieuse, Marlon Brando déclarait : « Je voudrais être ce que j’étais quand je voulais être ce que je suis devenu ». Autrement dit, avec le recul, la platitude de la réalisation ne rattrape jamais l’intensité du désir.
Cette réaction soulève quelque problème. Hier, le christianisme invitait les croyants à remettre leurs satisfactions à plus tard, dans une autre vie. Aujourd’hui, le consommateur exige d’avoir tout, tout de suite. Pour autant, son manque n’est jamais comblé, le marketing se chargeant de réactiver sans cesse ses prétendus « besoins ». Il vit toute attente comme une dysfonction. Il trépigne s’il n’est pas servi « en temps réel », c’est-à-dire sans anticipation, sans recul, sans distanciation imaginative. Aujourd’hui, chacun vit dans sa bulle, en prise avec le soi-disant « réel » de l’actualité médiatique, en s’alimentant par perfusion à son mobile. On ne s’écrit plus, on catapulte des textos informes, on skype ; on joint et on est joint. C’est le règne de l’immédiat, de l’à-peu-près et de la platitude. Notre société joue ainsi l’émotion contre l’intelligence, l’incendie contre les Lumières. On ne raisonne plus, on résonne. Les réseaux dits « sociaux », présentés comme l’indépassable panacée, jouent le rôle de chambre d’écho ou de tam-tam de brousse et canalisent les suivistes (pardon, les followers).
Autrement dit, cette « ouverture » ressemble comme deux gouttes d’eau à une fermeture. Et aussitôt l’Éducation dite « Nationale » abonde dans ce sens, car elle trouverait dommage de manquer un train promis au déraillement. Hier, l’école sanctuarisée offrait un dépaysement, la blouse grise garantissait l’anonymat et l’égalité sociale des élèves. Les instituteurs et les institutrices enseignaient la calligraphie, les pleins et déliés, les majuscules aux élégantes volutes, élevant l’écriture au rang d’une œuvre d’art. Ils faisaient travailler la langue française, pour inculquer le sens des nuances et raffiner la sensibilité.
Aujourd’hui, les enseignants s’accommodent d’un sabir déstructuré et d’un lexique appauvri. Les éditeurs font réécrire les livres du Club des cinq au présent de l’indicatif, les autres temps étant réputés inaccessibles. Les parents des « apprenants » investissent les établissements scolaires en consommateurs vindicatifs et ils exigent une école ouverte sur la société actuelle. Les élèves-clients importent alors tous leurs préjugés ethniques et religieux. Et, comme pour les gaver, les programmes scolaires leur en offrent des rasades supplémentaires.
Hier, on se construisait un destin, on travaillait à donner un sens à l’existence ; on était porté par un idéal culturel ou national, par une visée allant au-delà de soi. Aujourd’hui, on essaie vainement de gérer un conglomérat baptisé le « vivre-ensemble », vaste foutoir où chaque petit ego poursuit ses intérêts individuels, exige un traitement spécial, sans se préoccuper du sens de l’Histoire conçue comme aspiration collective. On entend psalmodier cette vieille antienne : « Il faut vivre avec son temps ». Morale de parasite vivant à la remorque de l’Histoire. Comme s’il suffisait de s’adapter au monde, au lieu de l’inventer.
Alors, faut-il ronchonner avec aigreur : « c’était mieux avant » ? Dans cette expression, le « c’ » représente une ambiance, un climat social. Le mot « avant » correspond au « bon vieux temps » disparu, au leitmotiv de Villon « Mais où sont les neiges d’antan ? » Dans l’esprit de l’homme désenchanté, le temps jadis était celui de l’innocence, le vert paradis des amours enfantines. Lewis Carroll, le créateur d’Alice au pays des merveilles, photographiait les petites filles de moins de douze ans ; après, selon lui, elles cessaient d’être admirables car elles entraient dans le monde inintéressant des adultes (aujourd’hui, comme nous ne sommes pas à un contresens près, il passerait pour un pédophile). Avant le XIXe siècle, les peintres représentaient les enfants comme des petits vieux, des adultes en miniature. Il a fallu attendre le romantisme pour voir l’enfance acquérir une valeur propre.
Notre rituel d’initiation retrace la progression menant de l’enfance à l’âge adulte par l’adolescence. Mais les premiers stades ne sont jamais révolus : nous continuons toute notre vie à nous abreuver à la source. Quand William Blake séparait l’innocence de l’expérience, il les définissait non comme des phases successives, mais comme « deux états opposés de l’âme humaine ». Il ne s’agit donc pas d’un dépassement (comme le voudrait la philosophie idéaliste), mais d’une dualité. Notre part d’enfance persiste en nous, comme le montre le cinéma de René Clément (dans Jeux interdits, Le Passager de la pluie ou La course du lièvre à travers les champs).
Pour autant, il ne s’agit pas de céder au jeunisme ambiant. Il ne s’agit pas non plus de se complaire dans l’irresponsabilité. Quand Charlie-Hebdo se qualifiait de « journal irresponsable », c’était du second degré, tout comme son prédécesseur Hara-kiri se prévalait de l’étiquette « bête et méchant ». La jubilation vient de la lucidité engendrée par le « comme si… ». Je joue à me faire bête et méchant, je mets à jour la part de méchanceté potentielle qui sommeille en moi. L’humoriste cultive la distanciation ; l’imbécile, lui, en reste au premier degré, enferré dans une lecture littérale et simpliste. Il est incapable d’accéder à une lecture symbolique. Le drame du fondamentalisme, c’est la bêtise. Et les tentatives de dialogue sont inopérantes : comme le disait Michel Audiard « J’parle pas aux cons, ça les instruit ».
Dans l’émission du 7 octobre « Tu t’es vu sans Cabu ? », le dessinateur ne semblait pas offrir de prise au temps, comme si sa part d’enfance était inaltérable. Il est resté jusqu’au bout le grand Duduche, pouffant d’un rire enfantin. Mais ses propos étaient pleins de justesse, de gravité, et ses caricatures, à la fois hilarantes et féroces, mettaient le doigt sur toutes les plaies, épinglant les variations infinies de l’imbécillité satisfaite et de l’obscurantisme.
La dialectique de l’avant et de l’après alimente le mirage publicitaire : « avant, j’étais un gringalet ; aujourd’hui, je suis un Apollon ». La barre oblique (le slash) entre l’avant et l’après introduit une rupture qualitative : elle oppose l’Ancien régime et le Nouveau régime, l’avant-guerre et l’après-guerre, l’avant 2001 et l’après 2001, le 7 janvier et le 11 janvier. Elle développe l’idée d’un progrès univoque, inévitable. Cette conception est pourtant démentie à chaque instant. Le monde globalisé d’aujourd’hui juxtapose des situations discordantes en feignant de les rendre homogènes, l’évangile du profit servant de passe-partout. Or, l’histoire ne va pas partout au même rythme et elle ne s’oriente pas partout de la même manière. Poser un regard indifférencié sur les échantillons de l’humanité, plaider pour l’uniformisation fraternelle, c’est se mettre des boulets aux pieds pour mieux avancer.
Les civilisations se savent mortelles, rappelait Paul Valéry. Mais les élus et les commentateurs prétendent le contraire : « On ne peut pas revenir en arrière » déclarent-ils, d’un air conquérant, comme si le passage du temps était toujours synonyme de progrès. Mais continuer les mêmes erreurs, ce n’est pas aller de l’avant, c’est s’enfoncer. « Errare humanum est, sed perseverare diabolicum ». On peut foncer droit dans le mur ou patauger avec énergie dans les sables mouvants, comme nous semblons enclins à le faire actuellement, entre l’indécision et le « bougisme ». Mais il n’est pas nécessaire aujourd’hui d’appartenir au camp des « déclinologues » pour constater les régressions évidentes dans lesquelles nous nous enferrons. Juste quelques exemples : nos améliorations matérielles ne sont plus morales ; nous nous complaisons dans la pénitence et la pleurnicherie ; nous ne savons plus ni lire ni écrire (au sens strict) ; nous laissons la condition féminine faire marche arrière ; nous abdiquons la laïcité et nous laissons libre cours à la résurgence de la bigoterie.
Les lendemains ne savent pas toujours chanter. Et hier n’était pas non plus un âge d’or idyllique. Le commun des mortels ne vivait pas vieux, trimait beaucoup et ne s’épanouissait guère. Mais l’être humain, tout en étant conscient de sa finitude, travaillait à transcender sa condition. Cet héritage était le viatique indispensable de son évolution singulière. Prétendre effacer le passé, comme le veulent les utopies millénaristes ou les révolutions, c’est se condamner à l’ignorance, à l’amnésie et à l’aphasie.
Aujourd’hui, notre Occident est pris en tenaille entre l’émancipation de Prométhée et la rechute de Sisyphe. Pouvons-nous encore dire avec Camus « Il faut imaginer Sisyphe heureux » ?