Après Bodrum. « On se dit… »

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On se dit…

On ouvre son portable une dernière fois, le sommeil nous tarabuste. Il se fait tard. On voit, plutôt on aperçoit… La mer, la plage ? On ferme vite les yeux et le mobile. On y revient, bien sûr : une horreur pareille ! Et nous, dans notre intérieur convenable, de trouver les mots lâches qui ne blessent pas, et nous laissent tranquilles derrière notre haie de sapinettes qu’il faudra un jour ou l’autre tailler. On se couche. On dort, si possible en évitant de cauchemarder. Vanité suprême du citoyen paisible on se croit lavés de toute complicité avec « Ça » ! On se lève, la rentrée : réveiller les enfants qui dorment, eux, en paix… Et déjà, la radio, tout l’univers, nous parlent de cette épouvantable vision. On veut bien, là, pour la première fois, regarder ce que nous refusions jusqu’alors. On rouvre le portable et on regarde : ses petites chaussures, ses chaussettes, son short, son tricot jusqu’au visage que l’on discerne enfin, face contre sable. On se dit : « Mais non… il dort… ! » On écarquille les yeux. La pluie dehors nous parle de l’automne. On pense aux derniers vers du Dormeur du val (1) : « Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine./Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit. » On se dit : Et si j’étais le photographe ? Comment aurais-je fait pour ne pas pleurer, dégueuler ? Comment ? On veut bien alors lire et prononcer son prénom Aylan. Son nom : Kurdi. On se dit : « Et si c’était mon fils ? » « Puta d’emocion ! », et pourtant c’est elle qui nous rappelle à l’ordre. Alors, on veut savoir, comprendre. On apprend qu’il arrive de Kobané, qu’il a échappé, avec sa famille, à Bachar-el-Assad et à Daesh, que le gouvernement canadien a refusé de leur accorder un visa, la Turquie y a eu sa part, aussi. Leur embarcation a chaviré… On voudrait crier, gueuler !, mais on ne sait plus. On nous a désappris. Que sommes-nous donc devenus ?

S J

1. Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, 2003.

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