Propos recueillis par Vincent Remy Publié le 25/01/2015. Mis à jour le 26/01/2015 à 12h54. TELERAMA
http://www.telerama.fr/idees/abdennour-bidar-philosophe-je-suis-convaincu-qu-existe-un-universel-humaniste,121931.php
Pour le philosophe, un islam humaniste, respectueux des droits de l’homme, est possible. Il appelle le monde musulman à se battre contre la barbarie et à inventer une nouvelle spiritualité.
Et si les intellectuels de culture ou de confession musulmane faisaient enfin entendre massivement leurs voix ? Dans le New York Times, vingt-trois d’entre eux, américains, canadiens, anglais, viennent de lancer un retentissant appel à une « réforme de l’islam ». En France, Abdennour Bidar, 44 ans, philosophe, producteur à France Culture, chargé de mission sur la laïcité au ministère de l’Education nationale, ne les avait pas attendus : depuis dix ans, il s’est engagé à montrer que la spiritualité musulmane aurait tout à gagner d’une complète remise en cause des interprétations actuelles du Coran. Sa « Lettre ouverte au monde musulman » est un vibrant appel à l’autocritique et à la réforme. Abdennour (« serviteur de la lumière ») Bidar est porteur d’espoir…
Comment avez-vous réagi aux massacres des 7, 8 et 9 janvier ?
Bouleversé, sidéré. En tant que citoyen français, être humain, mais aussi philosophe de culture musulmane, engagé dans une lutte pied à pied, d’une part contre les stigmatisations de l’islam, d’autre part contre les obscurantismes qui le gangrènent. Mais, très vite, je me suis dit qu’on avait, avec cet acte de barbarie, l’occasion de ce que Pierre Rabhi appelle une « insurrection des consciences » : on ne peut plus laisser passer, il faut intensifier le combat. Contre le défaitisme, le renoncement à nos valeurs de la République, de l’humanisme, des droits de l’homme. Contre l’idée aussi que derrière chaque musulman il y aurait un terroriste en puissance, que par essence l’islam serait une religion violente. Contre enfin, dans le monde musulman, la sous-culture de l’islam, qui donne le bâton pour se faire battre et alimenter ce type de préjugés…
En octobre, dans votre « Lettre ouverte au monde musulman », vous écriviez : « Les racines de ce mal qui te vole aujourd’hui ton visage sont en toi-même, le monstre est sorti de ton ventre »…
Un otage français venait d’être égorgé par des gens se réclamant de l’islam et on s’en serait tenu à l’indignation défensive ? J’en avais assez de voir les musulmans s’indigner que l’islam soit détourné de son sens, même s’ils ont raison de le faire, sans être capables de la moindre autocritique. Oui, ces phénomènes terroristes émanent d’une radicalité qu’il faut séparer de l’islam, mais on doit chercher les racines du mal du côté de ce qu’Abdelwahab Meddeb appelait « la maladie de l’islam », de ce que j’appelle tous les « ismes » de l’obscurantisme – dogmatisme, antisémitisme, machisme… Nous avons obligation, nous tous qui sommes de culture musulmane, de restaurer l’islam comme culture. De lutter pour qu’il ne soit pas gangrené par ce mal qui fait basculer une partie importante du monde musulman dans la barbarie.
“Pour les musulmans, l’athéisme reste un impensé et un tabou complet.”
Comment avait été reçue votre lettre ?
Comme d’habitude, j’ai eu quelques manifestations de sympathie. Des gens de culture musulmane, parfois croyants, certains pratiquants. Je n’ai pas le souvenir d’un intellectuel français qui aurait dit : ce genre de voix a besoin d’être soutenue. Tout a changé avec les attentats, et ma lettre circule sur le Net en anglais, en arabe, en italien…
Et les athées de culture musulmane, pourquoi ne les entend-on pas ?
Bon nombre de musulmans entretiennent un rapport très lâche au religieux, mais l’athéisme reste un impensé et un tabou complet. L’islam ne reconnaît toujours pas le droit à l’athéisme, ni le droit de changer de religion. Dans certains pays musulmans, on peut être condamné à mort. Le penseur tunisien Fadhel Ben Achour (1909-1970) dit qu’il y a dans les sociétés musulmanes une « orthodoxie de masse », diffuse, mais extrêmement coercitive. A cause de cette pression sociale, se dire agnostique ou athée est impossible à assumer, et cela même pour les consciences émancipées. Devant de tels blocages sur la liberté d’expression de soi, on comprend que le terrorisme qui nous mobilise aujourd’hui est la partie émergée de l’iceberg. Si la culture musulmane ne s’empare pas de ce moment pour faire son autocritique, inévitablement, on verra sans cesse resurgir cette violence.
“La capacité de l’islam à spiritualiser l’existence est suffisamment forte pour qu’il n’ait pas peur de la liberté de conscience.”
En 2005, dans un « Manifeste pour un islam européen », vous appeliez déjà à « refondre les principes de l’islam ».
Deux ans plus tôt, en 2003, la revue Esprit avait publié ma « Lettre d’un musulman européen », devenue un livre, Un islam pour notre temps, dans lequel j’interroge ce postulat selon lequel l’islam est compatible avec la modernité. Moi je dis : chiche ! Ne le proclamons pas comme si c’était acquis, passons le Coran et les matériaux dogmatiques de l’islam au crible des droits de l’homme, qui ont fait la preuve de leur universalité. Une fois soustrait ce qui est incompatible avec les droits de l’homme, qu’est-ce qui reste ? L’islam est-il menacé dans sa sacralité, dans sa dignité spirituelle ? Je montre que non ! La capacité de l’islam à spiritualiser l’existence est suffisamment forte pour qu’il n’ait pas peur de la liberté de conscience, de l’égalité des sexes, du droit à la critique, du droit de chacun à changer de religion. La tradition m’impose de faire cinq prières par jour, de jeûner le mois de ramadan, de respecter ce qui est hallal, c’est-à-dire permis, et haram, c’est-à-dire défendu ? Moi, je veux pouvoir juger à chaque instant, décider en mon âme et conscience, ce qui me semble bon spirituellement.
Avec ce travail, ne mettez-vous pas l’islam en position d’infériorité face à la modernité occidentale ?
Non, car ma critique est mutuelle : l’islam n’a pas seulement à se mettre en position d’être jugé, il faut qu’il juge aussi. Parce que l’Occident connaît ses impasses : le vide de sens, l’individualisme, le matérialisme, tout ce qu’on déplore depuis des années. J’interroge aussi les théories occidentales de la sortie de la religion, ébranlées par le retour du religieux. La culture musulmane doit entrer dans ce débat.
“Sortir de la religion, ce n’est pas évacuer le religieux mais réfléchir la religion comme un phénomène social et culturel parmi d’autres.”
Pourquoi les musulmans le feraient-ils puisque l’islam est en expansion ?
C’est plus compliqué. Dans le monde musulman, on assiste à un mouvement contradictoire, avec d’un côté, un retour vers le religieux pur et dur, parfois régressif, de l’autre, des appels formidables à une sortie de la religion. Qu’est-ce que ça veut dire, sortir de la religion ? Non pas évacuer le religieux et la vie spirituelle, mais réfléchir à cette situation nouvelle où la religion n’est plus le moteur de l’Histoire, le centre d’une civilisation, ne légifère plus tous les instants de l’existence, mais devient un phénomène social et culturel parmi d’autres. Cela demande à être pensé, surtout pour l’islam, qui en est à son quinzième siècle. C’est une religion jeune, ce qui ne doit pas lui servir d’alibi ou de justification.
En 2005, avec Self Islam, vous montriez déjà un mouvement vers un islam intime, de la « conviction personnelle ». Phénomène en régression ou en progression ?
Je ne peux quantifier ce qui se passe dans un milliard de consciences musulmanes. J’observe que des sociétés musulmanes stagnent ou régressent. En stagnation, l’Arabie saoudite, qui abrite les Lieux saints, c’est pour cela que je dis que la maladie est au coœur de l’islam. En régression, le Pakistan, en face d’une Inde qui elle-même se crispe sur le plan religieux puisqu’un parti nationaliste veut promouvoir « l’hindouïté ». Mais il y a eu la Constitution tunisienne, et une modernité qui se cherche en Turquie ou en Iran. Le monde musulman est un grand corps malade qui fait quelques progrès, mais je ne suis pas prophète, on ne sait pas dans quelle direction ça va basculer.
Et en France ?
La situation est contrastée. La régression est nette là où on a laissé s’installer les ghettos sociaux. Notre société porte la responsabilité d’avoir laissé s’installer ces zones de relégation, où la mixité culturelle n’existe plus. On fait de ces gens ghettoïsés des proies pour des discours qui vont leur donner a minima la sécurité d’une religion communautaire. La seule chaleur humaine qui leur est laissée, c’est leur identité d’origine.
Les frères Kouachi habitaient dans Paris, avec des possibilités de mixité, ils ont fréquenté l’école, la République n’a pas totalement failli à leur égard…
C’est vrai, et ce n’est pas parce qu’on tient compte du facteur social qu’on doit minimiser le facteur religieux ! Il ne faut pas développer un imaginaire fantasmatique des banlieues. Quand vous allez en Seine-Saint-Denis, ce n’est pas un territoire perdu de la République à 100 %. Il y a des espaces publics, des écoles, des bibliothèques. Il y a donc une responsabilité de l’islam. Et un phénomène de sous-alimentation culturelle. J’en appelle à la responsabilisation des familles de culture musulmane : que transmettez-vous à vos enfants en matière morale et religieuse ? Et votre éducation à la tolérance ? A la fraternité ? La capacité que vous donnez aux enfants à vivre dans une société où tous ne partagent pas les mêmes convictions, les mêmes croyances ?
“Il faut qu’à l’école les élèves débattent, apprennent à parler ensemble, d’abord des valeurs communes, puis de leurs différences.”
Comme les autres familles, les familles de culture musulmane sont souvent éclatées…
L’éclatement ne peut servir de justification. Dans une famille monoparentale, il reste un parent. Bien sûr, on doit prendre en compte les situations difficiles. Mais ne cherchons pas toujours des justifications ou des excuses. Les familles musulmanes, dans la culture qu’elles transmettent, ont une responsabilité qui renvoie, en miroir, à la responsabilité de notre république. Intégrer les gens, ce n’est pas seulement faire qu’ils aient un logement, c’est aussi veiller qu’ils soient instruits, avertis des valeurs républicaines et humanistes, et qu’on leur donne les moyens de comprendre qu’il n’y a pas concurrence entre leur fond culturel propre et les valeurs que la République leur demande de partager. Car je suis convaincu qu’existe un universel humaniste.
N’est-ce pas le rôle de l’école ?
Si, et il faut donc qu’elle forme ses professeurs, car beaucoup disent : on est démuni, on ne sait pas faire. On a donc écrit la « Charte de la laïcité à l’école » et élaboré le matériel pédagogique qui permet de s’approprier cette charte, disponible depuis la rentrée 2013. Il faut que les élèves débattent, apprennent à parler ensemble, d’abord des valeurs communes, ensuite de leurs différences. Parce que s’ils n’en parlent pas dans la classe, ils se battront dans la rue. Mais ça ne s’improvise pas. Avec ce matériel pédagogique, les professeurs peuvent mener ce que Habermas appelle une « éthique de la discussion ».
Vincent Peillon avait été beaucoup critiqué pour avoir voulu réintroduire ces valeurs morales à l’école…
Comme d’habitude, on a eu affaire au concert des cyniques. Ou des démoralisés, dans les deux sens du terme : ils n’ont pas le moral et ne veulent pas de morale. On a tout entendu : peut-on vraiment trouver une morale commune ? Va t-on avoir affaire à une morale d’Etat, à un prêt-à-penser ? Comme si l’école, avec un siècle de pédagogie derrière nous, allait faire cette erreur grossière d’imposer une morale de grand-papa, des maximes qu’on apprend par cœur ! Cette défiance traduit bien notre scepticisme sur l’universel. Quel mépris de penser que la tolérance, par exemple, ne puisse être « leur valeur ». Que dans les civilisations hindoue, confucéenne, musulmane on ne trouve rien qui, de près ou de loin, ressemble à la tolérance !
“Il faut abandonner ce scepticisme délétère qui nous ghettoïse mutuellement.”
Il y aurait trop de sociologie en France, pas assez de philosophie ?
Trop d’une certaine anthropologie différencialiste, qui, à force de relativiser, est devenue incapable de voir l’universel. Cet universel, je ne l’ai pas inventé. J’ai cherché dans l’histoire des idées occidentales, et dans ma culture musulmane – l’histoire, la philosophie, la théologie –, des héritages concrets qui nous aident à forger des figures d’universel. Il faut abandonner ce scepticisme délétère qui nous ghettoïse mutuellement.
La France, hostile au communautarisme, est pourtant mieux placée que d’autres pays occidentaux pour faire ce travail, non ? Regardez la peur des Anglo-Saxons face à l’irrespect, à la satire, au blasphème…
Le rire, nous a appris Bergson, est une catégorie de l’esprit critique ! Il en va non seulement de la liberté humaine, mais de la puissance d’affirmation de l’être humain face à ce qui le tétanise, le sacré et la mort. Soit nous choisissons une transcendance qui nous écrase et ne nous laisse d’autre attitude possible que la prosternation et la soumission, et là, on arrête de rire. Soit on affirme que la liberté humaine est à la hauteur de cette transcendance, on la regarde dans les yeux, et on rit. Ce qui est en jeu, c’est bien le choix qu’on fait de notre humanité. Si l’on considère, après Pascal, que l’homme n’est pas seulement « faible et misérable », mais qu’il y a aussi en lui quelque chose de l’infini, on n’a pas à se laisser impressionner par ce qui nous dépasse. Le sacré est à notre démesure, la mort est à notre démesure. Les dieux sont à notre démesure. Donc, Charlie, qui les contestait, avait une fonction métaphysique.
D’autre propos sur :
http://blog.oratoiredulouvre.fr/2014/10/tres-profonde-lettre-ouverte-au-monde-musulman-du-philosophe-musulman-abdennour-bidar/
http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/07/resister-collectivement-a-la-haine_4551015_3232.html