Question D 2014/2015 L’éducation peut-elle seule contribuer à l’émergence d’un homme libre ?Synthèse 6 mars 2015

L’éducation peut-elle seule contribuer à l’émergence d’un homme libre ?

Cette question met en relation l’« éducation » et la notion d’« émergence d’un homme libre ». Elle semble posée dans un contexte philosophique universel. Nous répondons d’amblée à cette question de manière négative : non,  « l’éducation », traitant exclusivement du rôle des parents, des enseignants et de l’environnement, ne peut pas à elle seule faire émerger un homme libre.
Pour argumenter notre réponse, « l’éducation » sera donc considérée au sens large comme tout élément extérieur à l’individu qui touche à sa constriction et son émancipation et dépasse donc largement le cadre de l’éducation institutionnelle. Il s’agit bien de s’interroger sur le lien entre « éducation » et « émergence d’un homme libre », l’homme libre désignant l’individu en tant que membre de l’Humanité et non la société humaine en général. Cette planche ne se veut pas comme un traité centré sur l’éducation, abordant les thématiques de transmission des valeurs, du potentiel conditionnement éducatif, du dépassement du modèle allant au-delà du simple renouvellement ou de la survie.
De la même manière « émergence » est pris à son sens premier, ce qui nous amène alors à nous focaliser sur l’idée d’« homme libre » qui nous a semblé constituer la pierre angulaire de cette question.

Définir l’« homme libre » demande que nous interrogions nos représentations les plus profondes de l’Homme et de sa vie en société. La notion de « Liberté » fait l’objet de nombreuses définitions et débats philosophiques au cours de ces derniers siècles sans toutefois aboutir à une conclusion concrète et palpable faisant l’unanimité. Les différents angles de vue adoptés restent trop souvent inconciliables mais de la confrontation de nos perceptions, quelques idées directrices ont motivé notre réflexion.

Ainsi le 30 octobre dernier, le premier ministre du Niger s’est-il adressé à une délégation de l’ONU en ces termes « Un homme qui a faim n’est pas un homme libre ». L’homme libre serait assimilé à la plus simple des nécessités de la vie : pouvoir manger et se nourrir
Dans la pensée occidentale moderne, l’homme libre renvoie à l’idée que nous sommes des animaux sociaux doués d’une liberté d’expression, de penser, de circuler, de croyance et qui faisons société en partageant des contraintes communes. Ainsi l’homme libre sait-il lutter contre ses passions, contre les dogmes et contre le déterminisme de sa condition, il sait trouver sa place dans une société faisant peser sur lui des droits mais aussi des devoirs. Par opposition, l’homme aliéné est celui qui est embrouillé, ne sait pas ce à quoi il aspire et dont les actes accomplis ne lui ressemblent pas et dans lesquels il ne peut se reconnaître, car leurs causes lui sont externes voire inaccessibles. L’homme libre se doit donc de tailler sa pierre brute, sonder son soi intérieur dans le but de se connaître, lui ainsi que son entourage.

En poursuivant cette réflexion, là où l’animal naît plus ou moins prêt à vivre de façon autonome dans le milieu qui l’entoure, l’être humain, en tant qu’animal doté de conscience, déspécialisé, est d’abord dans ce même milieu face à un chaos, un désordre que seule la culture dans laquelle il baigne va l’aider progressivement à se structurer. Aucune culture ne sera pourtant capable de lui apporter à l’avance les réponses aux situations qui se poseront à lui au cours de sa vie, sauf à réduire considérablement le nombre et l’originalité de ses actions.

Notre condition d’homme est de devoir vivre dans des situations à chaque fois originales et imprévisibles dont le sens est circonscrit par la culture dans laquelle nous avons grandi mais dont la résolution ne se fera que grâce à cette qualité spécifiquement humaine, seule capable de faire advenir un sens « pour soi », l’imagination ou la créativité.

La distinction profonde entre l’homme et l’animal qui présuppose le concept d’animal social semble toutefois s’estomper si cette idée est observée par le prisme des dernières représentations issues de l’anthropologie, de l’éthologie, d’économie politique, de l’ingénierie du risque ou de la psychologie cognitive. Il devient même légitime de se demander si la définition de l’« homme » ne s’est pas faite par opposition à l’« animal » par les philosophes depuis les Lumières comme semble le penser Philippe Descola.

Les études de Kahneman et Tversky en psychologie cognitive ont contribué à un courant important de recherche comportementale sur le jugement et la prise de décision humains. Nos motivations semblent obéir à une rationalité plus complexe, ancrée par des millions d’années d’évolution sous la pression de la sélection naturelle. Il existerait par exemple une double tendance chez tout homme : l’aversion pour le risque, qui conduit à éviter les situations dangereuses, et la recherche de réalisation du potentiel, qui induit des comportements de prise de risque.

Ces motivations primaires rencontrées chez d’autres mammifères, ont été acquises longtemps avant l’avènement des systèmes de numération, du langage parlé, et plus généralement de tout système symbolique. L’évolution a aussi doté notre système cognitif d’une architecture capable de traiter l’information selon deux modes de fonctionnement très différents. Le premier fait intervenir des traitements automatiques de type heuristiques, rapides, peu conscients, fondés essentiellement sur la détection ou la mise en œuvre d’associations. Le second mode, dit « symbolique », est plus lent. Il est « cognitivement coûteux » car il mobilise l’attention pour inhiber et diriger les traitements automatiques. Mais lui seul permet le raisonnement formel, et les modèles mathématiques comme la théorie de l’utilité espérée en sont de purs produits. Du fait de leur « coût cognitif » très élevé, les raisonnements formels ont peu de chances d’être utilisés dans la vie quotidienne.

Nos comportements courants seraient ainsi largement déterminés par des automatismes, des mimétismes, sensiblement hors de nos représentations classiques de la pensée consciente et rationnelle. Cette coexistence d’un système émotionnel et d’un système purement rationnel et conscient induit notamment tout un ensemble de biais cognitifs qui nous déforment notre perception et que nous subissons sous couvert de notre prétendue rationalité.

Ces biais cognitifs jouent un rôle majeur dans nos prises de décisions, ce qui pose avec d’autant plus d’insistance la question de la définition de l’« homme libre ». Cet angle de vue rejoint d’une certaine manière l’empilement mémoriel de Jiddu Krishnamurti selon laquelle notre pensée consciente propre n’est que la dernière fine strate d’un édifice largement composé d’une mémoire à l’échelle de l’espèce humaine et accessoirement d’une mémoire à l’échelle de notre civilisation. Dès lors quel crédit donner à nos pensées et nos réflexions ? Et de nous rappeler les paroles de Jean Cocteau « puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs ».

Dès lors, l’« homme libre » au sens moderne du terme ne peut exister puisque nos propres réflexions demeurent entachées de mirages rationnels, de biais dont nous n’avons que difficilement conscience. Serions-nous donc condamnés tels les prisonniers de la caverne de Platon à ne percevoir nos pensées qu’au travers du prisme déformé de nos émotions et de nos histoires commune et individuelle ? Inutile même d’évoquer l’émergence d’un homme libre sur la base d’un tel constat !
Ainsi, cette réflexion nous mène-t-elle justement à la conclusion que l’« homme libre » ne peut être qu’une utopie, un dessein dont le cheminement dépasse le but. Nous ne pouvons nous définir et nous comprendre qu’au travers de l’animal que nous sommes et l’histoire qui nous a fait devenir homme. Il ne peut donc y avoir d’émergence d’un homme libre au sein de tous les hommes mais peut-être convient-il de tendre toujours plus vers cet homme libre, dont la pensée à défaut d’être exempte de ces biais cognitifs se débarrasse progressivement de ces représentations mentales faussées en les conscientisant strate après strate, pensée après pensée. Ne pas de résigner à subir mais comprendre pour agir. Il s’agit de tailler sa pierre brute, de construire notre temple intérieur, d’élaborer notre propre spiritualité tout en développant notre face altruiste et notre intelligence émotionnelle dans un processus récursif avec l’Autre et le monde que nous percevons par un effet de miroir.

Il est alors légitime de se demander dans quel but mener cette quête. Quel est notre intérêt à déconstruire inlassablement nos pensées, nos jugements, nos décisions ? Justement parce que nos actes qui en résultent peuvent avoir des conséquences qui nous dépassent en tant qu’individu et qui nous demandent à en assumer la responsabilité. Il s’agit ainsi de repousser les limites de notre propre aliénation tel Sisyphe poussant inlassablement son rocher et l’amenant chaque soir au sommet de la colline pour mieux recommencer le lendemain.
Car il y a une part de Sisyphe en chacun de nous, part consubstantiel à l’homme. Les hommes naissent, vivent et meurent et chaque génération semble habitée par les mêmes questions, les mêmes doutes, les mêmes quêtes à moins que cette perception en soit le fruit d’un biais cognitif ? Toujours est-il que l’homo sapiens vivant au Magdalénien ne parait pas bien différent de nous dans ses aptitudes physiques, mentales ou cognitives. Nous ne percevons certes plus le sens des peintures rupestres ou des statuettes primitives mais nous sommes en mesure d’y donner chacun un sens symbolique et le partager avec tous ceux qui partagent notre existence. Seule la culture nous différentie et le temps se contracte alors au point de ne constituer que le marqueur d’une humanité propre à chaque époque.

Accepter de se consentir humain et libre, c’est accepter sa fragilité en faisant face aux contingences de la vie et cela exige de la création et du temps pour faire face aux situations qui se posent à nous. De la création, en tenant compte de la culture et l’expérience des personnes qui nous ont précédés mais à condition que cette culture ne viole pas la dynamique de ce que l’on est. Elle doit nous inciter à proposer et essayer de nouveaux chemins, éclairer le présent et permettre le futur. Nous sommes déposés dans le berceau du monde pour être capable de faire acte de soi, ce qui renvoie à la pensée de Jean Paul Sartre : « nous sommes condamnés à être libres ».

Alors l’homme ne deviendrait-il pas cet homme libre lorsque, par son éducation, sa culture, son intelligence, sa créativité, son expérience, il parvient à se sortir du carcan dans lequel il a été et est formaté voire conditionné ?

Les formations modernes proposent souvent des savoirs sous forme de vérités quand elles devraient nous initier à la fragilité des connaissances censées rendre compte de la complexité de chacune de nos vies singulières. En privilégiant la restitution au détriment de la compréhension, les enseignements conduisent quelquefois très naturellement à négliger le « traitement de l’incertitude » et à croire que nous n’avons pas à nous préoccuper individuellement de définir nos préférences, nos buts et nos valeurs pour être heureux. Nous avons en somme raté « l’imprévisible », celui de l’événement qui surgit dans le déroulement familier, ce présent auquel l’existence est requise et qui nous oblige à choisir, parier, créer du sens définissant ainsi un art de vivre. L’éducation doit nous offrir la possibilité d’exorciser nos peurs pour conquérir notre liberté. Et cette conquête se fait par l’exercice de la liberté elle-même aussi petite soit elle au début des apprentissages. Albert Einstein écrivait : « la seule chose valable dans la vie humaine, n’est pas à mon sens, l’état politique mais l’individu créateur, sensible : la personnalité. A lui seul l’individu crée, ce qui est noble et sublime alors que le troupeau en tant que tel, reste borné dans ses pensées et borné dans ses sentiments. »

Chercheur de l’imaginaire, l’être humain crée donc du réel et de l’humanité dans un cadre de liberté consentie par la société. Il s’agit alors pour les acteurs de l’éducation, au sens large, d’offrir la possibilité de se préparer à la responsabilité de choisir et donc à l’angoisse de devoir construire un monde partagé. Chacun d’entre nous avance dans l’arbitraire en structurant un monde personnel de sens, comme expansion de sens, poussière de sens, en laissant derrière lui la possibilité pour d’autres de rencontrer ce monde dans leur singularité. Le paradigme de l’auto-organisation selon Francisco Javier Varela invite à s’émerveiller de la pluralité des réponses qu’apportent les hommes dans des cadres réglementaires similaires.
Il est probable qu’aujourd’hui demander à quelqu’un qui a grandi dans la conformité des dogmes de notre société d’être libre, le piège psychologiquement et le mène quelquefois à la fatigue d’être soi. Raison de plus pour que les partenaires de l’éducation réfléchissent à nouveau sur la formation dès le plus jeune âge, tout au long de la vie et en relation avec les autres apprenants.

Dans « La crise de la culture », Hannah Arendt nous invite à réapprendre à penser notre époque. En effet, la culture de l’homme évolue, change et finalement saisit les idées dans leurs bouleversements permanents. L’homme se tiendrait-il sur une brèche entre un passé achevé et un avenir indéfini ? En tous cas la question du sens de l’école se pose toujours avec autant d’acuité : quels savoirs enseigner ? Quels rapports entre l’enseignant et l’apprenant ? Comment éviter l’utilitarisme en éducation menant inéluctablement à la spécialisation et finalement au morcellement de la connaissance qui est un facteur essentiel de déshumanisation ?
Pour aborder une vision plus sociétale de la problématique éducative, l’article 26-2 de la déclaration universelle des droits de l’homme peut être évoqué : « L’éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Elle doit favoriser la compréhension, la tolérance et l’amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux ou religieux. »

Mais de quelle éducation est-il question ? L’éducation est un acte qui débute dès les premiers pas, le premier sourire rendu, les premiers bras ouverts, mais aussi le premier non, la première déconvenue, la premier chagrin d’amour mais où et quand se termine-t-elle? L’éducation est une chronologie familiale, institutionnelle, puis personnelle aboutissant à la seconde question : quand l’éducation cède-t-elle la place et son nom à la culture, au désir d’information, à la curiosité assouvie, à l’érotisme des savoirs ? L’éducation est-elle la solution de cette équation comportant comme variables un apprentissage orienté vers le profit économique imposé par la compétition internationale et la culture d’une ouverture d’esprit démocratique apte à former les capacités critiques des citoyens de demain ? L’éducation se veut-elle encore familiale, régionale, nationale, religieuse ou dans notre terre mondialisée doit-elle permettre de comprendre des situations et des problèmes interprétés dans un cadre moral et culturel différent ?

Il faut être objectif : l’éducation classique dispensée dans les écoles, les collèges, lycées et autres universités n’a plus l’apanage du savoir et de l’enseignement. Internet et les voies de communications modernes ont transformé un enseignement vertical dispensé du haut d’une chaire par un détenteur du savoir vers des apprenants en un accès multiple et anonyme au savoir et ce à n’importe quel moment et dans n’importe quel lieu. Si une des formes premières du concept de liberté réside dans la notion de choix, l’homme n’a jamais été aussi libre face à la profusion d’informations parfois invérifiables que propose l’Internet. L’éducation reçue reste alors le seul socle commun pour acquérir les capacités de discernement et de jugement qui entraîneront les choix de demain en fournissant à chacun les moyens d’exercer son libre arbitre dans ce monde multiforme et multi connecté. Cette éducation doit être à même de fournir non pas un ensemble de règles fixes et impératives, modèles d’un système fermé, mais de constituer une grammaire, une sorte de livre ouvert, labile, révisable, évolutif mais malgré tout suffisamment stable pour que chaque individu puisse la reprendre et la réinventer, au sein du tissu social, afin d’exercer pleinement son droit à la liberté.

Les interactions entre le système éducatif et la société dans lequel il se développe ne peuvent être ignorées. Comme le souligne André Comte-Sponville, « la liberté n’est pas donnée d’abord ; on ne naît pas libre, on le devient ». Une société non permissive, bridée, une théocratie, une dictature ne peut concevoir un système éducatif apte à façonner un être libre, il ne peut donc exister de situation schizophrénique entre le cercle éducatif et la société. Un système éducatif ayant pour vœux de façonner des citoyens libres ne peut être à même de se développer que dans une société où règne démocratie et liberté.

Il nous faudra donc imaginer une nouvelle éducation mondiale, humaniste, objective et accessible à tous qui sache reformuler l’idéal de l’éducation dans le monde mondialisé du XXI siècle. Cette éducation devra se confronter à l’idéal démocratique dans un monde de diversité culturelle croissante. Ainsi, la culture, la curiosité, l’imagination, l’accès à la multiplicité des savoirs et des arts, l’apprentissage de la tolérance, de l’empathie, de la critique raisonnée doivent-ils fournir les outils qui ont pour obligation de permettre de répondre à la question : quelle éducation faudrait-il pour faire que chaque individu garde la possibilité de rester libre ?

Un élément de réponse se trouve certainement dans l’« itinérance » d’Edgar Morin pour lequel, l’un des objectifs de la connaissance à l’école est non pas d’apprendre à penser, mais mieux encore « d’apprendre à penser sa propre pensée ». La connaissance ne constitue plus un acquis immuable et déterminé, mais une dynamique de « rétroaction-récursion » dont chaque élément peut être remis en cause et reconstruit à tout instant. L’éclectisme devient alors une nécessité du monde où les hommes ne peuvent plus se séparer de ce qui les définit fondamentalement : leur humanité.

http://www.cairn.info/revue-d-economie-politique-2003-3-page-295.htm
http://gerflint.fr/Base/Monde4/courtes.pdf
http://inventin.lautre.net/livres/Morin-pensee-complexe-antidote.pdf
http://www.arlea.fr/Itinerance

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