La France ne s’ennuie pas, elle est excédée. Jour après jour, le ressentiment devient le sentiment dominant. L’autre est identifié à un ennemi, la logomachie devient le réflexe unanime d’hommes et de femmes qui oublient les liens qui les unissent. Le débat politique se résume à des invectives, les dispositions législatives suscitent des défilés de protestation, au mépris des règles de la démocratie représentative, les projets d’infrastructure déchaînent les antagonismes au péril de la vie des gens qui manifestent, et que dire de la scène internationale où la barbarie sanguinaire prend le pas sur le processus de civilisation qui devait conduire à une meilleure compréhension des cultures et des mœurs ?
La montée des violences est comparable à une course à l’abîme, elle traduit des déchirures profondes qui résultent de facteurs qui se sont accumulés au fil du temps au point d’empêcher désormais tout dialogue. Le ressort est cassé, la société est privée de toute résilience et chaque affrontement est un coup de boutoir qui peut préparer l’effondrement de l’ensemble de l’édifice. Il serait suicidaire de fermer les yeux et de considérer que ces tensions ne sont que passagères. Elles font le lit du populisme qui attend son heure pour ramasser la mise.
Le moment est venu de restaurer l’esprit de concorde, avant qu’il ne soit trop tard. Comment faire ? La renaissance du débat citoyen peut être le creuset d’un réapprentissage de l’écoute de l’autre. On ne peut plus se satisfaire d’une démocratie exsangue où plus aucun intérêt commun ne prévaut, où le chacun pour soi devient la règle de tous contre tous. Encore faut-il qu’on sache retrouver un projet de société capable d’ordonnancer les positions des uns et des autres et qui ainsi permette de rationaliser les antagonismes, les aimante à des enjeux concrets pour mieux refréner les passions aveugles et irrationnelles.
Un tel projet doit reposer sur les principes fondateurs de la République. Il n’y a rien au-dessus du triptyque « liberté, égalité, fraternité » auquel il faut ajouter la laïcité. Tels sont les principes sur lesquels le débat citoyen doit reprendre force et vigueur. Il est temps de remobiliser le parti républicain pour mieux lutter démocratiquement contre ceux qui ne rêvent que de l’agonie de la République. C’est comme cela que la République parviendra à redonner corps à la société. Cela nécessite de susciter une nouvelle ferveur au nom d’un idéal d’émancipation, de liberté et de progrès pour tous. C’est ainsi que les mots retrouveront leur sens et finiront par s’imposer à tous les falsificateurs du langage.
Le brouillard ambiant est à la fois un facteur d’anxiété et de violence. A l’inverse, la clarté des enjeux peut à la fois raffermir les volontés et pacifier les enjeux. Pour cela, on a besoin d’une volonté politique qui permette de structurer le champ de la controverse, qui obligerait à prendre position, qui pousserait les uns et les autres à sortir de la réprobation confuse et généralisée et qui ferait prendre conscience des frontières qu’on ne peut pas franchir impunément.
L’enjeu pour les années à venir est donc clair. Il ne servirait à rien de faire de l’expérience de la haine le passage obligé du retour à la sagesse. Il convient donc urgemment de faire prévaloir le fil de soie du dialogue sur le fil de l’épée de l’affrontement. Il n’y a pas de temps à perdre.
* Daniel Keller est grand maître du Grand Orient