Racines chrétiennes de l’Europe

Racines chrétiennes de l’Europe
Comme un leitmotiv, il est fréquent, de nos jours, d’entendre rappeler les origines chrétiennes de la civilisation occidentale. Nombreux sont ceux qui se réfèrent à cette idée. Soit, il s’agit d’intellectuels répertoriés comme tels, c’est le cas de l’académicien Max Gallo qui ne manque jamais une occasion de nous rafraîchir la mémoire à ce sujet.

LES RACINES CHRÉTIENNES DE L’EUROPE
 
 
 
Au départ, j’avais envisagé cette Pl.: comme une Pl.: d’actualité, dans le cadre de ce que nous appelons « La minute d’actualité ». Je serais enclin à maintenir cette appellation, même si, dans l’actualité immédiate, elle n’est plus au cœur des débats qui agitent périodiquement l’opinion de notre paroisse médiatique. Néanmoins, je sais qu’elle peut, à tout instant, occuper le devant de la scène. Elle demeure permanente, même si, pour l’instant, elle traverse une phase de latence. C’est pourquoi je la considère comme étant toujours d’actualité, d’une actualité permanente.
 
Comme un leitmotiv, il est fréquent, de nos jours, d’entendre rappeler les origines chrétiennes de la civilisation occidentale. Nombreux sont ceux qui se réfèrent à cette idée. Soit, il s’agit d’intellectuels répertoriés comme tels, c’est le cas de l’académicien Max Gallo qui ne manque jamais une occasion de nous rafraîchir la mémoire à ce sujet. Soit il s’agit d’hommes politiques, au premier rang desquels il convient de mentionner l’actuel Président de notre République, qui, par la grâce du Saint-Siège, s’est fait adouber, en bonne et due forme, chanoine de Saint-Jean de Latran. N’oublions pas les différents papes qui se sont succédé sur la chaire vaticane, encore que, pour ce qui les concerne, ils sont dans le rôle que leur impose leur fonction. Souvenons-nous également des prises de position à l’occasion de l’adoption de la Constitution européenne dont le préambule aurait dû, selon le désir de certains, faire explicitement mention des racines chrétiennes de l’Europe. C’est surtout à l’occasion du débat concernant l’entrée de la Turquie dans les institutions européennes qu’un tel argument a été servi à satiété. À coup sûr, le moment venu, il reviendra sur le devant de la scène.
 
 
RACINES CHRÉTIENNES ET CELLES QUI LE SONT MOINS OU PAS DU TOUT
 
 
Certes, il n’est nullement dans mon propos de nier la marque du christianisme profondément ancrée dans la civilisation de l’Europe. Le nombre d’éléments de cette civilisation qui portent l’estampille chrétienne est considérable. N’allons pas nous livrer à une nomenclature qui, de toute évidence, risquerait d’être incomplète. La marque du christianisme est partout. Depuis le calendrier des fêtes religieuses, les saints du jour, en passant par la toponymie des villes, des villages et des lieux-dits, sans oublier la plupart des prénoms et même des noms de famille de notre continent. Tout traduit cette influence directe. L’histoire même de notre continent, depuis déjà le haut Moyen-Âge, reflète cette influence. La littérature et l’ensemble de tous les arts, architecture, sculpture, peinture, musique ont été façonnés à ce gabarit; tout fait référence à ce passé imbibé de religiosité. Tout cela, incontestable, est une réalité. Certes aussi, tout cela est fort laudatif et bien idyllique, c’est même un peu trop beau pour être totalement acceptable comme vrai.
 
En effet, parmi les conséquences directement imputables au christianisme, il conviendrait aussi de mentionner toutes les guerres, tous les conflits, toutes les exactions étroitement liés au christianisme et résultant indissolublement de son influence directe. D’abord, le christianisme n’est pas ce long et paisible fleuve que certains voudraient nous dépeindre. Au cours de l’histoire il s’est très souvent montré un torrent impétueux balayant tout sur son passage. Tout ce qui s’opposait à lui à souvent donné lieu à des débordements d’une rare violence.
 
Certes, le christianisme a eu à lutter longtemps, des siècles durant, contre l’Empire romain. Mais, une fois installé au pouvoir, il a pris modèle sur ce qu’il avait mis tant d’acharnement à combattre. Il a revendiqué le même centralisme étatique que le pouvoir impérial, jusqu’à copier les divisions administratives, jusqu’au titre même de Pontife souverain. Tout ce qui opposait une certaine résistance devint l’objet de luttes incessantes. Cela commença avec les Croisades. Selon la terminologie élaborée par Bernard de Clairvaux, il s’agissait alors d’une guerre sainte dont le fameux théologien, devenu un saint, avait défini les termes. C’était, par conséquent, une guerre idéologique menée au nom de la religion chrétienne et du Dieu d’amour dont elle se revendique. Ce n’est ni plus ni moins que le Djihad des Chrétiens, correspondant en tous points au Djihad des musulmans, jusque dans les conséquences les plus ultimes.
 
Cela se poursuivit avec les luttes, au sein de la chrétienté, menées au nom de l’orthodoxie de doctrine. Luttes à l’égard des prétendus hérétiques, Cathares ou Albigeois, Vaudois et autres. C’est à cette occasion que fut mise sur pied l’institution de l’Inquisition qui devait durer des siècles dans tous les pays soumis à Rome. Au Portugal elle ne sera abolie qu’en 1821, en Espagne, qu’en 1834. Mais luttes aussi à l’égard d’autres Églises, en particulier les Orthodoxes orientaux de Byzance. Puis vinrent les guerres de religion dans le royaume de France et dans les principautés d’outre-Rhin. En 1685, date pourtant proche de nous, la Révocation de l’Édit de Nantes, « ce crime inexpiable » selon l’historien Pierre Chaunu, par les dragonnades qui s’ensuivirent, décima nos campagnes N’oublions pas, dans ce catalogue, les procès visant à réprimer la prétendue sorcellerie. Les victimes de ces menées idéologiques sous l’égide du christianisme, se comptent par centaines de milliers si on y inclut les massacres ethniques résultant de la Conquista des Amériques.
 
Ainsi donc, s’agissant des racines chrétiennes, il y a des éléments noirs, coexistant avec les éléments blancs. Il est tentant de mettre les premiers sous le boisseau, car, et nous en sommes d’accord, ils sont bien gênants pour tous ceux qui se livrent à une apologie inconsidérée de la glorification des apports du christianisme. Qu’on valorise tant qu’on veut l’aspect lumineux et immaculé de celui-ci, mais qu’il soit au moins permis de rafraîchir la mémoire flageolante de ces thuriféraires amnésiques. Il me paraît judicieux d’exiger de tous ceux qui se réclament des racines chrétiennes, fussent-ils académiciens ou chanoines élyséens, qu’ils assument aussi ce passé noir, ce passif fait d’actions peu glorieuses ferments d’injustice et d’ignominies. C’est à cette seule condition que leurs arguments pourront être considérés avec le sérieux qu’il convient.
 
Certes, il serait tentant de se livrer à un bilan de comptable, en mettant en ligne de compte d’une part les acquis positifs et, d’autre part, le passif bien gênant. L’absurdité d’un tel procédé nous somme de ne pas nous y livrer. Car on comparerait des choses incomparables. On mettrait sur la même ligne continue les Saint Vincent de Paul et les Torquemada, les saint François d’Assise et celui qui alluma le feu du bûcher de Montségur. Face à l’impossibilité d’un tel bilan, je me contenterai de paraphraser le Shakespeare de Hamlet en disant, puisqu’il est question des racines chrétiennes, que parmi ces racines, il y en a quelques-unes qui sont pourries.
RACINE UNIQUE OU RACINES MULTIPLES
 
 
Ceux qui parlent de racines chrétiennes utilisent le pluriel, mais, au cours de leur démonstration, raisonnent comme s’il n’y avait qu’une racine, celle qui, précisément, s’enracine dans le christianisme. Subrepticement, le pluriel est devenu singulier, et singulièrement unique. Or cette racine unique, cette racine pivotante à l’instar de la carotte, du navet ou du rutabaga, est une erreur historique. C’est ce que je voudrais montrer afin d’éclairer la lanterne de l’académicien susnommé.
 
Même au cœur du Moyen-Âge, lorsque le christianisme triomphant s’épanouissait en pleine floraison, il y eut des intrusions venues d’ailleurs, de civilisations qui n’avaient rien à voir avec lui. C’est ainsi qu’en 1274, un brave moine de l’ordre dominicain, fort savant et instruit, déjà célèbre dans l’Europe entière, ayant enseigné plusieurs années de suite la théologie à la Sorbonne, alors le centre européen du monde savant; ce dominicain est convoqué devant le concile de Lyon qui doit se prononcer sur la condamnation de certaines affirmations, une vingtaine en tout, que l’on a trouvées dans ses œuvres passées au crible. Ces affirmations ou thèses sont considérées par ses adversaires comme suivant de trop près les théories du philosophe arabe Averroès (Ibn Roshd 1126-1198). Un théologien chrétien s’inspirant d’un musulman c’en est trop. Il doit s’expliquer. Sans doute va-t-il être condamné. Au mieux il devra se rétracter par abjuration, au pire il sera brûlé. Heureusement pour lui, sur la route qui le même à Lyon, il à la bonne fortune de mourir. Cette mort lui évite bien des désagréments et pas mal de tourments. Ce brave moine n’est autre que Thomas d’Aquin (1228-1274) en personne. Imagine-t-on ce phare de la chrétienté, celui dont la tradition a fait le garant de l’orthodoxie, le solide pilier de la scolastique médiévale, influencé par cet hérétique de la pire espèce qu’était le grand Cadi de Cordoue: Averroès. Doit-on aller jusqu’à dire que, même chez Thomas d’Aquin, la racine chrétienne s’était laissée subvertir par le rhizome de l’Islam? C’est en tout cas l’opinion d’Ernest Renan qui écrivit: « Thomas d’Aquin, comme philosophe, doit presque tout à Averroès ».
 
Cinq années après la réprobation officielle du concile de Lyon, l’archevêque de Paris, Etienne Tempier, en 1279, à le demande de pape d’alors, produit un syllabus de condamnation de 219 thèses incluant celles déjà imputées à Thomas d’Aquin. Ce catalogue de 219 idées réprouvées, ce n’est pas rien! Ces thèses, enseignées à la Sorbonne, émanent toutes de théologiens éminents. Considérées comme contraires au dogme, elles constituent ce que les historiens de la pensée médiévale nomment: l’averroïsme latin. En somme, le ver islamique a pénétré profondément dans la racine chrétienne. Des virus malins et sournois ont contaminé le corpus de l’enseignement des maîtres de l’Université, le mandement de l’évêque de Paris doit agir efficacement, tel un antivirus efficace, afin d’expurger le mal endémique.
 
Mais déjà, avant Thomas d’Aquin, son maître en théologie, Albert le Grand (1193-1280) avait écrit la chose suivante qui, pour notre propos, a une grande signification:
 
« En matière de foi, je m’en tiens à Saint Augustin; mais en matière de sciences, je préfère croire Aristote et ses commentateurs arabes; car saint Augustin n’a pas bien connu la nature des choses ».
 
Cette phrase est capitale car elle contient trois idées qui viennent ruiner la prétendue unicité de la racine chrétienne. La première idée concerne l’influence grandissante de la pensée d’Aristote qui va gagner tout le Moyen-Âge, après que la pensée de Platon, avec l’augustinisme, s’y soit fait une place. Ainsi la pensée païenne de l’antiquité grecque fait irruption dans l’univers chrétien et vient troubler le fragile équilibre sur lequel il repose. La deuxième idée met en exergue le poids des commentateurs arabes: Al Farabi, Avicenne ou Ibn Sina, et surtout, comme on vient de le voir, Averroès. À ces auteurs il faudrait ajouter, le philosophe Juif Maimonide, surtout pour son influence notable sur Thomas d’Aquin dépassant, chez lui, de loin, celle d’Averroès[1].
Mais la troisième idée incluse dans la citation d’Albert le Grand a une plus grande importance encore. Il s’agit de sa revendication d’une activité autonome, indépendante donnant lieu à la science laquelle, selon l’auteur médiéval, a pour fonction de « bien connaître la nature des choses ».
 
 
LA SCIENCE MODERNE
 
 
Cette science moderne n’est pas née d’un seul coup, toute casquée et armée. Elle s’enracine dans tout un mouvement de pensée qui, on l’a vu avec Albert le Grand, débute fort tôt. Elle se poursuit dans toute la fin du Moyen-Âge, avec les nominalistes d’Oxford, au premier rang desquels il faut placer Guillaume d’Occam (1285?-1349?). Notons cependant que cette science ne doit strictement rien au christianisme. Elle est née sans lui, en dehors de lui et, très souvent, contre lui. Le premier souci des penseurs qui voulaient manifester une activité scientifique était de se séparer des dogmes professés par le christianisme, lesquels étaient une entrave, un frein pour leurs activités.
 
Voici ce qu’explicite fort bien Kepler dans la préface à son ouvrage Astronomia Nova:
 
« Quant aux opinions des saints en ce qui touche aux matières naturelles, je répondrai d’un mot que le poids de l’autorité compte en théologie, mais qu’en philosophie seul compte le poids de la raison. Donc, saint fut Lactance qui niait la rotondité de la Terre; saint fut Augustin, qui admettait la rotondité mais niait les antipodes; sacré est le Saint-Office aujourd’hui qui admet la petitesse de la Terre mais nie son mouvement. Mais, pour moi, plus sainte que tout est la vérité, lorsque, avec tout le respect que je dois aux docteurs de l’Église, je démontre d’après la philosophie que la Terre est ronde, habitée tout autour par des antipodes, d’une petitesse fort insignifiante et qu’elle voyage, rapide, parmi les astres ».
 
Ce texte fête cette année son 400e anniversaire, puisqu’il fut écrit en 1609. Cette année-là, Kepler énonce ses deux premières lois de la mécanique céleste. La même année, à Florence, Galilée tourne sa lunette vers le ciel, dénombre les lunes de Jupiter et repère les taches sur la surface du soleil. Quelques années après, en 1615, il écrira à la duchesse de Toscane cette lettre admirable qui est un peu comme son Discours de la Méthode. Voici quelques passages significatifs de cette longue lettre au contenu fort intéressant pour notre propos:
 
« Comme le sait bien Votre Altesse Sérénissime, j’ai découvert dans le ciel, depuis quelques années, bien des choses restées jusqu’ici inconnues. Par leur nouveauté aussi bien que par leurs conséquences, contraires à certaines propositions communément reçues dans les écoles, ces découvertes ont excité contre moi bon nombre de professeurs, tout comme si c’était moi qui, de mes mains, avait placé tous ces objets dans le ciel pour troubler la nature et les sciences…
« Il me semble que dans la discussion des problèmes de la nature, on ne devrait pas partir de l’autorité des Écritures, mais du témoignage des sens par les expériences et les démonstrations logiques…
« Les ministres et professeurs de la théologie ne devraient pas s’arroger l’autorité de faire la loi dans les matières qu’ils n’ont ni exercées ni étudiées… ».
 
Le propos est clair et vigoureux, l’état d’esprit est téméraire. Mais, l’année suivante, en 1616, l’inquisition condamne le système de Copernic et interdit son enseignement. Déjà, en 1600, sur ordre du Vatican, elle avait fait périr sur le bûcher Giordano Bruno qui inquiétait par ses thèses hardies. En 1619, à Toulouse, Vanini est torturé puis brûlé vif pour les mêmes motifs. Cette même inquisition récidivera en condamnant la physique galiléenne, en 1633. Galilée n’aura la vie sauve qu’en se rétractant de la façon la plus humiliante qui soit. Ses œuvres resteront à l’index jusqu’au milieu du 19e siècle. Ce n’est qu’en 1992 que le pape Jean-Paul II lui donnera l’absoute, soit exactement plus de trois siècles et demi plus tard.
 
L’Église romaine n’a jamais toléré la science lorsque celle-ci en vient à contrevenir à l’un quelconque de ses dogmes. Cela parce qu’elle sait que la science lui échappe et qu’elle veut toujours, à n’importa quel prix, même au prix du ridicule, maintenir ses positions. Elle s’est opposée à Spinoza qui démontrait l’absurdité de certains passages de l’Écriture. Elle récidiva, au 17e siècle, lorsque Bossuet obtint l’interdiction du livre de Richard Simon qui mettait en doute le caractère prétendument inspiré par l’esprit sain des textes bibliques. Un sort identique aurait frappé Jean Astruc s’il n’avait fait paraître anonymement son ouvrage de critique biblique. L’Église a toujours condamné, et condamne encore aujourd’hui, tout ce qui a tendance à déliter le piédestal factice sur lequel elle aime à se pavaner.
 
En 1859 -encore une commémoration, car cela fait précisément 150 ans- Charles Darwin publie, à l’issue de son voyage autour du monde un livre qui allait faire grand bruit, et qui n’a pas encore fini de tarauder les croyants les plus enracinés dans les dédales de leurs principes les plus ataviques: L’origine des espèces par la sélection naturelle. Ce livre est la bête noire de tous les fondamentalistes, catholiques, protestants de multiples et diverses tendances, et même musulmans. Pour une fois les voici tous d’accord, dans une belle unanimité gommant leurs divergences. Tous sont unis pour tenter d’enterrer le contenu de ce livre qui, pour eux, est un ferment diabolique, un condensé de perdition. Gageons qu’en Europe, comme aux États-Unis, c’est au nom des racines chrétiennes qu’ils s’acharnent contre le darwinisme. C’est au nom de ces racines que les divers groupes de pression agissent dans l’ombre pour réintroduire, dans les cursus de l’enseignement, le dogme absurde et stupide du créationnisme. Il faut le redire, la science dans son ensemble, née hors du Christianisme, est une des racines sur lesquelles s’est édifiée l’Europe moderne.
 
 
LE PROCESSUS DE SÉCULARISATION
 
 
Ce que nous venons de voir à travers le développement de la science, depuis le début du 17e siècle, se retrouve, dans des proportions identiques, dans l’ensemble des productions de l’esprit humain. Au fil des siècles, pour ce qui est de l’Occident, on a vu s’amenuiser le poids du religieux, comme si l’esprit s’émancipait de la longue et lourde tutelle que la religion faisait peser sur l’homme. Les Anglo-américains nomment cela la sécularisation. Chez nous, on appellerait volontiers un tel mouvement progressif la laïcisation. Aucun art n’a échappé à ce mouvement de libération. En peinture par exemple, si le Greco a surtout peint des motifs religieux, il n’en va pas de même chez Vélasquez, et plus encore chez Goya. Plus avant dans le 19e siècle, chez les Impressionnistes en particulier, le religieux ne joue aucun rôle.
 
En musique, si la musique religieuse chez Bach est quantitativement plus importante que la musique profane, il n’en va plus de même chez ses propres fils, pour lesquels la proportion s’inverse. De même, si Haydn et Mozart ont encore composé quelques oeuvres pour l’Église, chez Beethoven il y en a fort peu, et encore moins chez Schubert, quant à Chopin ou Wagner elle est pratiquement inexistante.
 
C »est encore plus sensible dans le domaine de la pensée. Depuis que Descartes a fait du « Je pense » le point de départ de la réflexion philosophique, il n’est plus possible de raisonner comme avant, en partant de Dieu, ce que faisait Thomas d’Aquin. Pascal a bien vu les enjeux de la chose lorsqu’il oppose le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob au dieu des savants et des philosophes. Un siècle après, Kant publiera un livre au titre on ne peut plus explicite: La Religion dans les limites de la simple raison. En plein 19e siècle, Schopenhauer, pour sa part, en traitant du Monde comme volonté et comme représentation, ne fera aucune place au religieux, il expose sa pensée, en toute indépendance, comme si le religieux n’existait pas. Il en ira de même de Brunschvicg, de Husserl, de Sartre, de Russell, ou de Merleau-Ponty.
 
Cela ne signifie pas que la religion a totalement disparu, au début du 20e siècle Bergson écrit Les Deux sources de la morale et de la religion. Il y a eu un existentialisme chrétien avec Kierkegaard, Gabriel Marcel, à côté d’un existentialisme sans dieu. On peut encore traiter de religieux et de l’existence de Dieu, mais c’est loin d’être dans les mêmes termes qu’il y a 5 ou 6 siècles.
 
C’est pourquoi, dans un livre bilan et quelque peu prophétique, L’Irréligion de l’avenir, écrit en 1887, le philosophe J. M. Guyau pense que la religion du futur fera plus de place aux hypothèses et moins aux dogmes et que chacun se fera à soi-même sa propre religion ou plutôt sa métaphysique:
 
« Ce qui subsistera des diverses religions dans l’irréligion future, c’est cette idée que le système idéal de l’humanité et même de la nature consiste dans l’établissement  de rapports sociaux toujours plus étroits entre les êtres »
« La seule chose universelle doit être précisément l’entière liberté donnée aux individus de présenter à leur manière l’éternelle énigme et de s’associer et de s’associer avec ceux qui partagent les mêmes conceptions hypothétiques…l’avenir est à l’association, pourvu que ce soient des libertés qui s’associent, et pour augmenter leur liberté, non pour en rien sacrifier ».
 
Ce processus de laïcisation ou de sécularisation, caractéristique de la modernité, c’est cela qu’essayent de remettre en question tous ceux qui veulent se référer aux racines chrétiennes. Il semble que pour ces penseurs, ou hommes politiques, l’autonomie de la pensée n’est pas une conquête digne d’être préservée. L’émancipation, la liberté de pensée leur semble préjudiciable car elle ruine tout recours à une certaine transcendance. Selon eux l’homme n’est pas capable, ou ne doit pas essayer de penser par lui-même. Ce que l’on estime être une conquête leur semble être une usurpation. Voilà, me semble-t-il, ce que cache l’idéologie qui revendique les racines chrétiennes. Voilà aussi pourquoi ils s’efforcent, souvent de façon sournoise, de passer outre le principe de laïcité.
CONCLUSION
 
 
La notion de « racine » n’est ni claire ni facile à définir. Qu’appelle-t-on réellement racine? Tout peut-il être considéré comme racine? Toute racine est-elle, simplement parce qu’elle est reconnue comme racine, louable et digne d’éloges? Qu’y a-t-il de commun entre une personne qui, afin d’occuper sa retraite, cherche à connaître sa généalogie, en exhumant la liste de ses ancêtres et cet ex-dignitaire nazi, nostalgique du Reich qu’il a contribué à promouvoir, qui, n’ayant rien oublié ni rien appris, cherche à revigorer les racines du nazisme? Après tout le mafieux qui revendique ses attaches à son groupe de mafiosi est aussi en recherche de racines. On le voit donc, cette notion de racine est à manier avec précaution.
 
Ainsi, concernant l’Europe, les racines chrétiennes sont loin d’être les seules à devoir être revendiquées. Elles ne sont ni uniques ni uniformes, sans compter que parmi ces racines prétendument chrétiennes beaucoup, comme il a été dit, sont amères, douteuses et peut-être même vénéneuses et mortifères.
 
En outre, il conviendrait de tenir le plus grand compte de nombreux penseurs de l’antiquité grecque et, par la suite, romaine: Thalès, Pythagore, Archimède, Euclide, sans ignorer Platon, Aristote, les Stoïciens, les Épicuriens, Cicéron, Sénèque, Plutarque et tant d’autres. Aucun ne doit quoi que ce soit au christianisme, pourtant leur influence sur l’Europe est bien réelle.
 
En réalité, l’Europe s’est également constituée à partir d’autres racines qui ne doivent rien à la chrétienté, ce sont celles qui lui ont été données par les savants qui se sont succédé au fil du temps. Ce sont, pour la période moderne, Copernic, Descartes, Huygens, Leibniz, Newton, Laplace, Claude Bernard, Pasteur, Einstein, la liste n’est pas close.
Sans doute aussi faudrait-il tenir compte de Machiavel qui, le premier a osé braver l’adage évangélique, selon lequel tout pouvoir vient de Dieu; de Rabelais, d’Érasme de Rotterdam, de Spinoza aussi. N’oublions surtout pas les nombreux philosophes des Lumières répandus dans toute l’Europe: Montesquieu, Locke, d’Alembert, Rousseau, Hume, voltaire, Helvétius, d’Holbach, Lessing, Mendelssohn, Kant, Goethe.
 
C’est tout cela qui a constitué l’Europe, au fil des siècles. Les racines de l’Europe sont donc multipolaires. Elles sont loin d’être aussi univoques qu’on veut bien nous le faire croire et qu’une propagande, bien orchestrée par des médias qui n’y comprennent pas grand-chose, tend à nous vendre pour argent comptant. Il convient de se détourner de ces vessies gonflées de vent et de vanité et de se tourner vers les lanternes qui éclairent vraiment.
 
Le processus est loin d’être achevé. La pensée occidentale n’est ni morte ni même moribonde. Elle se doit de se retourner sur son passé riche et protéiforme, qui a su s’enrichir de tous les apports successifs venus d’horizons parfois fort éloignés du sien, qui a été capable d’intégrer les différences et engager un dialogue sans exclusives, en visant l’universel. Mais elle doit surtout se tourner en confiance et hardiment vers son futur qu’il lui appartient de construire, en innovant s’il le faut. Je ne suis pas du tout sûr que ce soit en se réfugiant dans le seul giron du christianisme qu’elle y parvienne. De même le monde musulman n’a rien à gagner à se replier sur ses racines exclusivement islamiques, ni le monde chinois sur le confucianisme ou l’Inde dans l’Hindouisme, faute de quoi ce sera le fameux Choc des Civilisations qui prévaudra, ce que les inspirateurs de la politique américaine du précédent président avaient essayé de nous vendre. Sans doute serait-on bien inspiré de faire nôtre la devise que Kant assignait aux lumières: « Aie le courage de te servir de ton propre entendement! ». Peut-être aussi faut-il faire un peu plus de place à la Laïcité qui éviterait un repli sur soi. Quant à moi, entre Paul de Tarse, le Saint Paul des Épîtres, et le Voltaire du Traité de la tolérance, j’ai fait mon choix, n’en déplaise à M. Max Gallo et à tous les chanoines du Latran, passés et à venir.
 
Robert LLO.:
PAU
Avril 2009.

[1] Pour un développement de cette idée il faut lire le livre suivant, fort documenté:
WOHLMAN (Avital).- Thomas d’Aquin et Maïmonide, un dialogue exemplaire.- Paris, Le Cerf, 1988.- 417p.

Lu le 07/04/2009 | Apprenti

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