Savoirs croyances, convictions.

Savoirs croyances, convictions.
Dans nos T ou sur leurs parvis, il n’est pas rare d’entendre des FF exprimer avec force leurs convictions. Il leur arrive même de les propager à l’extérieur comme autant de vérités acquises. Et l’on peut parfois se demander si cela est bien compatible avec notre objectif de recherche de la vérité et avec nos engagements de tolérance et de respect des autres.

[Savoirs, croyances, convictions
 
Dans nos T ou sur leurs parvis, il n’est pas rare d’entendre des FF exprimer avec force leurs convictions. Il leur arrive même de les propager à l’extérieur comme autant de vérités acquises. Et l’on peut parfois se demander si cela est bien compatible avec notre objectif de recherche de la vérité et avec nos engagements de tolérance et de respect des autres.
Le fait d’avoir des convictions serait-il une vertu ? Si l’on en croit la fréquente référence faite dans les éloges funèbres aux convictions du défunt, il semble bien que oui. Au contraire les hommes à convictions élastiques, sont déconsidérés même si cela ne les empêche pas de survivre, notamment dans le monde politique où le pragmatisme semble de plus en plus tenir lieu d’éthique.
Il me semble utile de nous interroger collectivement sur les fondements de nos convictions.  Quels sont les rôles respectifs des savoirs et des croyances dans le processus d’auto-construction qui nous conduit à en acquérir ? Et d’ailleurs existe-t-il une véritable frontière entre savoir et croyance ?
Ce thème des savoirs, des croyances et des convictions, a fait l’objet depuis la nuit des temps de fort nombreuses réflexions philosophiques. Il reste, me semble-t-il, à la fois au cœur de la démarche maçonnique et au cœur de problèmes de société très actuels.
Impossible de traiter de manière exhaustive un tel sujet qui a conduit tant de penseurs à noircir d’innombrables ramettes de papier. Dans ce qui va suivre je vais donc me limiter à quelques  pistes de réflexion aussi partiales que partielles et au passage, notamment dans la conclusion, je prendrai même le risque de vous faire part de quelques convictions personnelles.
I – Je vais d’abord préciser les significations que j’ai retenues de manière assez arbitraire pour chacun des termes croyance, savoir, connaissance, conviction.
Quitte à faire de la provocation, essayons de réhabiliter un peu la notion de croyance.
Dans son acception générale la croyance peut se définir comme le fait de tenir une chose pour vraie, pour certaine … Mais en pratique ce terme est utilisé dans différents usages.
Dans son usage le plus courant, la croyance désigne la foi religieuse, le rapport de l’homme à la religion, à la divinité, aux mythes. Ce type de croyance est fondé essentiellement sur des révélations. Je ne développerai pas cet aspect.
Je me suis surtout intéressé ici à la deuxième acception du terme qui repose sur la notion d’opinion (la doxa des grecs). Ce type de croyance concerne toutes les occasions de la vie où l’on est conduit à faire des choix reposant sur des hypothèses que l’on juge crédibles ou sur des informations provenant de sources dignes de confiance. Entre plusieurs hypothèses on prend celle que l’on juge la plus conforme à notre raison, à nos conceptions éthiques ou esthétiques, à nos intuitions, à nos croyances préexistantes, à nos acquis culturels. C’est surtout le processus mental qui compte dans l’affaire plutôt que le contenu même de la croyance.
Une telle démarche est nécessaire à nos actions quotidiennes car le doute permanent, si utile lors des étapes de réflexion, deviendrait vite paralysant. Si l’on ne croit pas en la possibilité de réaliser une action on est tenté de ne rien faire.
Passons maintenant à la notion de connaissance. De la même manière que j’ai renoncé à examiner la notion de croyance religieuse, je ne parlerai pas de la connaissance absolue, la connaissance avec un grand C. Je ne sais d’ailleurs pas très bien de quoi il s’agit mais je soupçonne qu’il existe des relations incestueuses entre « connaissance absolue » et « croyance religieuse »… laissons cela à d’autres planches…
Je m’en tiendrai ici à préciser les définitions des notions de savoir et de connaissance auxquelles j’adhère :
–         Les savoirs correspondent à une description de la réalité. Il s’agit donc d’un ensemble de données ou de concepts indépendants du sujet qui sait et qui constituent la mémoire collective de l’humanité.
–         La connaissance correspond à une représentation mentale du réel. Elle est donc indissociable du sujet qui connaît. Elle implique la compréhension par le sujet qui s’approprie ainsi un savoir et le transforme en connaissance.
En fait, on peut tout savoir (avoir une tête bien pleine) sans rien comprendre. Alors que la connaissance exige une tête bien faite (et avec quelque chose dedans !).
Au pluriel on utilise indifféremment les termes savoirs ou connaissances. C’est ce je ferai dans la suite.
Voyons enfin ce que l’on entend par conviction.
Si l’on en croit le Littré, « la conviction est une certitude raisonnée, elle se distingue de la croyance en ce qu’elle participe à la construction de l’identité individuelle et sociale. Elle peut induire la violence lorsqu’elle se heurte à une autre conviction ».
Pour convaincre, on utilise un argumentaire s’adressant à l’esprit, à la raison, afin de faire reconnaître comme vrai et emporter l’adhésion. Celui qui est convaincu est vaincu par des arguments au point de les faire siens.
En fait, nous fondons nos convictions sur des processus variés dans lesquels entrent des savoirs et des croyances. Toute la question est de faire le tri entre le cru et le su, entre les croyances rationnelles et les croyances aveugles.
II – Je vais maintenant examiner les différents types de connaissances et leurs relations (louches) avec la croyance :
Dans le guide des bonnes manières de San Antonio il est dit : on ne peut pas manger de poisson sans couvert à poisson. Bérurier rétorque : j’ai essayé, on peut.
De la même manière, selon certains, on ne peut pas parler de connaissance et de croyance sans avoir lu dans le détail « Critique de la raison pure » de E. KANT. J’ai essayé, ont peut.
Nul doute que Kant ait joué un rôle majeur au siècle des lumières, mais sa lecture n’est pas des plus faciles. Il faut se le faire, comme beaucoup d’autres philosophes d’ailleurs. Pierre Desproges disait : « quand un philosophe me répond, je ne comprends plus ma question ». Dommage que les spécialistes de cette discipline essentielle ne fassent pas davantage d’efforts de vulgarisation.
Pour revenir aux divers types de connaissances, j’ai choisi de m’en tenir ici au classement proposé par P. NASLIN dans son livre intitulé les trois masques de la connaissance. NASLIN n’est pas un philosophe patenté mais un scientifique ayant éprouvé le besoin de faire le point au terme de sa carrière.
Avec lui, je pense que l’on peut regrouper les connaissances dans trois catégories distinctes                                                                                                                                      
            Les Para-connaissances (à coté ou au-delà)
            Les Ortho-connaissances (vraies)
            Les Meta-connaissances (autres)
 
Voyons d’abord les para-connaissances : je classe arbitrairement dans cette catégorie toutes les pseudo-connaissances qui ont été démystifiées par les progrès scientifiques mais qui continuent malgré tout à séduire les nombreux adeptes du paranormal. Elles relèvent des croyances aveugles, de l’obscurantisme religieux, des superstitions, de la pensée magique, de l’irrationnel.
Et pourtant, les meilleurs esprits sont capables de se laisser violer par le goût du merveilleux et du surnaturel. Des décideurs fréquentent des mages, des gourous ou des astrologues, parfois sous le prétexte plus avouable et plus moderne de coaching…
En tant que FM, nous devons être vigilants sur le terrain des para-connaissances car le danger de dérive existe bel et bien comme par exemple la tentation d’attribuer des vertus magiques à certains symboles. D’ailleurs dans les librairies, les ouvrages sur la FM avoisinent généralement tous ces livres de pacotille sur l’astrologie, les secrets des pyramides, les visiteurs venus d’ailleurs. Je trouve cela choquant.
Il ne s’agit pas de rejeter en bloc les questions posées  par les adeptes du paranormal, elles correspondent sans doute au fait que de nombreux phénomènes naturels restent inexpliqués par la science (comme par exemple l’émergence de la vie, l’émergence de la conscience, … ainsi que tout un ensemble de processus psychologiques qui restent largement à élucider). Ces interrogations sont parfaitement légitimes et font d’ailleurs l’objet de recherches scientifiques. Il s’agit de bonnes questions auxquelles les para-connaissances apportent de mauvaises réponses en utilisant des sophismes tordus du genre : vous ne pouvez pas me prouver que ça n’existe pas, donc ça existe !
Tordons le cou une fois pour toutes aux para-connaissances qui constituent la part d’ombre de la pensée humaine, ce sont des non-connaissances.
Passons maintenant aux Ortho connaissances pour nous y attarder davantage :
Ce sont les connaissances qui cherchent à faire la part du vrai et du faux dans nos interprétations des phénomènes naturels. Bref ce sont les connaissances scientifiques. Leur objet est de comprendre comment fonctionnent l’univers, ses éléments constitutifs, la matière inerte, la matière vivante et tout ce qui en découle, les êtres vivants, l’homme, la société…
Nos organes des sens nous fournissent, directement ou par l’intermédiaire d’appareils toujours plus élaborés, une image du monde qui représente pour nous la réalité sensible et qui n’a de valeur que pour nous-mêmes. Cette réalité ne prend un caractère objectif que si d’autres scientifiques trouvent les mêmes résultats. En d’autres termes la reproductibilité des observations et des expériences est la condition « sine qua non » de la validité des résultats scientifiques. C’est la reproductibilité qui permet les prédictions scientifiques.
Avec cette approche peut-on espérer atteindre une vérité absolue ? Certainement pas et ce n’est pas l’objet de la démarche scientifique. L’histoire nous démontre d’ailleurs que les connaissances acquises successivement n’ont qu’une valeur relative.
Dans le domaine de la physique, par exemple, plusieurs théories ont été successivement développées pour modéliser notre univers. Après la mécanique newtonienne qui nous a permis de décrire de manière satisfaisante le mouvement des planètes du système solaire, les théories de la relativité imaginées par Einstein ont apporté de nouvelles clés pour affiner la description de l’univers. Au niveau de l’infiniment petit, il a fallu faire appel à la mécanique quantique pour rendre compte du comportement des particules. Mais ces deux dernières théories se sont révélées incompatibles entre elles notamment pour modéliser les phénomènes qui se sont déroulés immédiatement après le big-bang et des scientifiques ont proposé à cet effet une nouvelle théorie : la théorie des cordes, qui d’ailleurs doit faire ses preuves car elle n’a pas encore reçu de validation expérimentale. Le LHC aidera peut-être à trancher… s’il parvient à fonctionner.
Ces modèles théoriques ont affecté à la fois notre perception de la réalité et nos conceptions philosophiques. Par exemple, le réductionnisme qui entend tout expliquer dans l’univers à partir de quelques lois générales est aujourd’hui contesté par les partisans de l’émergence. Principe selon lequel de nouvelles propriétés émergent à chaque niveau d’organisation de la matière. Pour chacun de ces niveaux, les lois de la physique ressemblent à un tableau impressionniste où le paysage émerge d’un ensemble de taches apparemment désordonnées et aux formes aléatoires. (Robert Laughlin prix Nobel 1998). Le tout vaut plus que la somme des parties, idée déjà exprimée par Aristote, 350 ans avant notre ère.
Pour nous détendre avant de poursuivre, voici le point de vue sur l’évolution du monde vers la complexité exprimé par notre ex F. Cavanna dans son livre « et le singe devint con » : « Il y a un milliard d’années, la première molécule un peu vivante salissait un monde jusque-là bien tenu. Il y a un million d’années, un neutron perdu, errant dans les espaces infinis, frappait le foetus d’une guenon juste là où il fallait pour qu’il perdit sa queue et sa joyeuse humeur et commençât à calculer sa retraite des cadres. Depuis, les hommes ont inventé le feu, la roue, le Klaxon à quatre notes, l’âme et le désodorisant pour les cabinets. Ils se sont créé des dieux à l’image de ce qu’ils avaient de plus moche en eux et des flics à l’image de leurs dieux. Vraiment ils se sont donné du mal. »
A ce stade, il me semble utile de faire une petite digression sur les notions de réalité, et d’anthropomorphisme. La seule réalité qui ait véritablement un sens à nos yeux est celle du monde à l’échelle humaine c’est-à-dire celle de l’espace à trois dimensions que nous percevons avec nos organes des sens et qui est modélisée à partir de la géométrie du bon vieil Euclide et des lois de la physique classique (gravitation, électromagnétisme, optique géométrique…). Il s’agit de la seule réalité qui nous paraisse objective car nous pouvons en vérifier chaque jour les effets. Elle se traduit par des phénomènes que nous qualifions de normaux. Mais, dès que l’on passe à l’échelle de l’atome, les phénomènes observés deviennent complètement étranges par rapport à nos repères habituels, pas besoin d’aller chercher des devins, des sorciers ou des chamanes pour entrer dans le paranormal. Le fait qu’un objet de l’univers microscopique  possède à la fois les propriétés d’une onde et celles d’une particule, le fait qu’il ne puisse être décrit qu’en termes de probabilités, tout cela dépasse notre bon sens, ce n’est vraiment pas chrétien ! D’ailleurs Einstein lui-même a eu du mal à accepter les postulats de la mécanique quantique jusqu’à son dernier souffle. « Dieu ne joue pas aux dés » disait-il. Et pourtant, jusqu’à ce jour, aucune expérience n’est venue invalider cette théorie, au contraire, elle n’a connu que des confirmations. Les atomes, objets au comportement si étrange, sont bien réels, au sens que saint Thomas donnait à ce terme, puisqu’on peut aujourd’hui les observer. Mais on a cru aux atomes avant de les avoir vus.
En fait, dès que nous changeons d’échelle pour nous intéresser soit à l’infiniment grand, soit à l’infiniment petit, nous sommes obligés de faire appel à de nouveaux modèles pour rendre nos observations expérimentales accessibles à notre raison. Ces changements de modèles que les philosophes préfèrent appeler changements de paradigmes quitte à ne pas être compris par au moins 80% de la population ont de mon point de vue une importance capitale dans l’évolution de la pensée humaine. Ils permettent à notre raison d’accéder à de nouveaux niveaux de réalité mais cette réalité reste abstraite car les images que nous tentons d’en donner à notre échelle sont par nature inadaptées. Comme le disait avec humour un journaliste : « pour reconstruire le monde, il a fallu que les physiciens renoncent à comprendre ce qu’ils faisaient ».
Toujours est-il que ces changements de paradigme ont exigé que l’homme parvienne à se dégager des habitudes de pensée qui forgent au quotidien ce que l’on appelle le sens commun. Il a fallu qu’il sorte des sentiers battus, qu’il se dépasse, qu’il se transcende. En d’autres termes, il a fallu qu’il se libère de la pensée anthropomorphique et cesse de conférer à l’univers des projets calqués sur ses propres croyances. Croyances qui le conduisent à poser des questions illicites du point de vue scientifique, du genre : qu’y avait-il avant le Big-bang ? L’homme n’aurait-il pas émergé pour donner un sens à cet univers insensé ?
Tout ce qui précède nous incite à la prudence et nous montre que les ortho-connaissances ne nous ouvrent pas la voie à une réalité absolue mais à des niveaux de plus en plus élaborés de réalité objective.
Par ailleurs la démarche scientifique est loin de reposer sur la seule raison. L’intuition, l’imagination et les croyances interviennent également. Comme le résumait élégamment H. Poincaré : « la logique sert à prouver, l’intuition sert à trouver ». Descartes, Newton, Einstein et bien d’autres étaient guidés par leurs croyances dans l’orientation de leurs travaux. Parfois les chercheurs sont même aveuglés par leurs convictions. Sans doute est-ce le cas des scientifiques adeptes du créationnisme biblique. La passion prend souvent le pas sur la raison et la frontière entre connaissance et croyance est fragile, mouvante et perméable.
Pour en terminer avec le chapitre des ortho-connaissances, un mot sur le cas troublant des mathématiques. On parle souvent de « leur déraisonnable efficacité » à décrire le monde réel. Toute la question est de savoir si, au même titre que le physicien découvre de nouvelles lois de la nature, le mathématicien découvrait de nouvelles propriétés mathématiques existant dans un monde Platonicien des idées. Les découvre-t-il ou les invente-t-il ?  Cette question fait l’objet d’un passionnant débat entre le neurobiologiste réductionniste JP Changeux et le mathématicien platonicien  A Connes dans leur ouvrage intitulé Matière à pensée. Pour ma part, la question ne fait que renforcer mon agnosticisme d’acier trempé.
Cela nous amène à dire quelques mots sur les méta-connaissances.
Force est de constater que les progrès scientifiques n’ont en rien calmé notre soif d’explication sur les grandes questions métaphysiques. Scientifique ou pas on ne peut qu’être saisi de vertige en contemplant le ciel d’une belle nuit d’été en montagne.
La métaphysique étudie l’essence, c’est à dire la nature profonde des choses en la distinguant de leur existence. Elle procède notamment par une ouverture vers l’éthique et l’esthétique. Son objet est de répondre au besoin d’explication du monde souvent associé à un besoin de transcendance et de surnaturel.
Les différentes formes d’expression artistique me paraissent devoir également être rattachées aux méta-connaissances car elles nous donnent une méta-vision du monde, parfois éclairante et prémonitoire, prenant appui sur l’esthétique. Cet autre accès à la connaissance de l’univers, s’effectue grâce aux médiateurs privilégiés que sont les créateurs, poètes, peintres, musiciens.
Dans un tout autre domaine, la passion amoureuse et la connaissance biblique reposent sur une subtile alchimie où hormones, déraison et émotions trouvent leur place.
Alors que la science se veut rationnelle, agnostique et existentialiste, les méta-connaissances entraînent souvent des conflits entre raison et passion mais elles rendent la vie plus supportable sans avoir le caractère pernicieux des para-connaissances. Lorsque nous empruntons ce chemin il y a souvent dans notre démarche la recherche d’une transcendance et nous entrons, consciemment ou pas, dans le champ de la spiritualité. Avec tous les dangers de glissement vers la pensée magique et vers l’obscurantisme que cela comporte.
III – Voyons maintenant brièvement comment nos sociétés appréhendent aujourd’hui les connaissances et les croyances.
Le 20ème siècle a été marqué par un processus de dé-croyance (néologisme de J. Cl. Guillebaud, « la force de conviction »). Divers évènements ont en effet conduit à la mort des idéologies et des croyances durant cette période ; notamment les deux guerres mondiales, la shoah, le stalinisme, Mai 1968, les crises économiques et sociales qui ont succédé à la période d’euphorie des trente glorieuses. Tous ces évènements ont remis en cause des valeurs traditionnelles sur lesquelles reposait la société (l’autorité, l’ordre, la hiérarchie sociale, la religion). Ils ont laminé, les rêves égalitaires marxistes. Mais surtout ils ont remis en cause la confiance en la raison humaine sur laquelle s’était tant appuyé le siècle des lumières.
Cette période a aussi vu apparaître la contestation de la société de consommation, et la remise en cause de la science. L’on confond trop souvent la science avec ses applications. La technologie prend de plus en plus le pas sur la recherche fondamentale. Le but n’est plus de comprendre la nature mais de répondre à des besoins artificiellement créés pour faciliter la croissance économique, sans tenir compte des retombées néfastes pour l’environnement. Et puis, la science a déçu : la conquête spatiale marque le pas, on n’a guéri ni le cancer ni le sida, on nous a roulés dans la farine. De plus, avec la spécialisation et l’atomisation des connaissances, même les cerveaux montés sur pattes du genre Pic de la Mirandole se sentent frustrés car ils sont dans l’impossibilité d’avoir une vision précise des savoirs accumulés par l’humanité. Enfin, les procédures d’évaluation actuelles, fondées sur une concurrence effrénée, découragent les vocations : Les étudiants désertent les filières scientifiques au profit de filières commerciales ou managériales plus juteuses en termes de retour sur investissement.
Cette dévalorisation des ortho-connaissances, cette désaffection pour la science pure, s’opère aussi au profit des para-connaissances qui ont le vent en poupe. Les émissions TV sur les phénomènes paranormaux ont du succès, le Da Vinci code s’est bien vendu, les sectes prospèrent, le créationnisme biblique progresse, même en Europe… Des enquêtes montrent que les étudiants croient plus volontiers en l’astrologie qu’en la relativité générale… Vers quelle « société de la connaissance » les décideurs de tous bords veulent-ils nous conduire ?
Comptent-il sur internet par remplacer les enseignants découragés ?
Enfin, dans le domaine de l’économie, depuis la chute du mur de Berlin et jusqu’à une période toute récente, les défuntes idéologies avaient laissé le champ libre à une nouvelle culture dominante : celle du Dieu marché.  Mais voilà, tout récemment, la main invisible chère à Adam Smith a du se coincer quelque part, probablement dans un paradis fiscal. Tout le système financier international est parti à la dérive conduisant les chantres du néolibéralisme à se lancer dans un violent exercice de rétropédalage.
Pour résumer, on ne croit plus en grand-chose : les idéologies ont rendu l’âme, les religions ont montré leurs limites, les savoirs scientifiques ont, paraît-il, également démontré les leurs, l’optimisme du siècle des lumières s’est brisé. La crise financière actuelle est en train de donner le coup de grâce aux dernières croyances qui subsistaient au tournant de ce siècle.
Alors que conclure ? Dans ce contexte peu encourageant, est-il encore possible d’avoir des convictions ?
Croire, c’est formuler une hypothèse que l’on tient pour vraie après l’avoir passée au crible de la raison, c’est donc faire acte de jugement et choisir. Si l’on accepte cette définition, il me semble que le fait de croire est constitutif du principe d’humanité et qu’il y a autant de croyance dans l’athéisme ou dans l’agnosticisme que dans l’adhésion à l’idée d’une puissance créatrice. Je pense aussi que l’on ne peut agir utilement dans la société sans croyance raisonnée. C’est en ce sens que l’on doit être homme de conviction. Le doute permanent nous conduirait à l’aboulie que manifeste l’âne de Buridan lorsque, placé à égale distance d’un picotin d’avoine et d’un seau d’eau, il se laisse mourir sur place car, ayant également faim et soif, il ne parvient pas à décider dans quelle direction aller. H. Poincaré résumait la situation en disant que « douter de tout ou tout croire sont deux solutions également commodes qui l’une et l’autre nous dispensent de réfléchir ».
En tant que FM nous adhérons à des valeurs symbolisées notamment par le triptyque républicain. Nous prêtons également le serment de défendre la laïcité. Mais en dehors de ce tronc commun, chacun d’entre nous forge ses propres convictions en L et dans le monde profane. Toute la question est de savoir quelles sont les parts respectives prises par les connaissances et les croyances dans ce processus. Se dépouiller de ses métaux c’est, entre autres choses, prendre le recul nécessaire pour chasser les opinions préexistantes et procéder à ce tri difficile entre le rationnel et l’irrationnel. Il s’agit aussi de chasser les pulsions du marécage produites par notre cerveau reptilien (instinct de survie, goût du pouvoir, pensée magique) pour laisser un peu de place à notre fragile néocortex.
Pour ma part, en dépit de tout ce qui précède, je pense que l’aventure humaine est enthousiasmante, que la société des hommes s’achemine, à travers les difficultés, les drames et les souffrances, vers un métissage culturel universel. Il s’agit à mes yeux d’un des enjeux majeurs de la mondialisation vis-à-vis duquel nous ne pouvons pas rester passifs.
Le concept de laïcité ; le respect des cultures, des opinions religieuses ou philosophiques, représente un outil majeur pour l’élaboration d’un tel métissage culturel. Loin d’aller vers une homogénéisation, un tel métissage n’exige d’ailleurs pas que l’on gomme les différences mais au contraire qu’on leur permette de s’exprimer. Au fil de notre vie, de nos expériences, de nos voyages, nous emportons des parcelles de pays qui, comme le dit Michel Serres, nous composent des habits d’arlequins. Fait de connaissance des autres, ce métissage culturel constitue le meilleur rempart contre les affrontements.
C’est par une harmonieuse association de la science, de l’éthique et de l’esthétique et après avoir chassé les tentations des pseudo-connaissances paranormales que l’homme peut espérer apporter des éléments de réponse aux grandes questions qu’il se pose sur l’univers, le temps, la conscience, mais aussi sur la vie en société et sur le sens de son existence.
Les adeptes des croyances religieuses prétendent souvent que l’agnosticisme ou l’athéisme engendrent le désespoir. Je n’en crois rien. Je pense simplement que le débat sur l’existence ou non d’un principe créateur est anthropomorphique par nature et que nous ne disposons pas des outils nécessaires pour avancer sur ces sujets. Mais depuis que sa conscience s’est éveillée, l’homme n’a cessé de franchir des obstacles, d’accéder à des niveaux de réalité de plus en plus élaborés. Jusqu’où pouvons-nous aller ? Impossible de répondre à cette question. Songeons simplement que le temps écoulé depuis l’éveil de la conscience humaine représente une infime fraction des 13,7 milliards d’années qui nous séparent du big-bang. Laissons du temps au temps, tous les espoirs sont permis.
 
                                                                                                          G.C.    15 MAI 2009

| Lu le 29/05/2009 | Apprenti

Laisser un commentaire