Frères et sœurs de sang

Frères et sœurs de sang
Quelle différence entre frères et sœurs de sang et frères et sœurs maçons ?

Vénérables maîtres en chaire, et vous tous mes frères et sœurs en vos grades et qualités
 
Quelle différence entre frères ou sœurs de sang et frères et sœurs maçons ?
 
Je veux tout d’abord vous parler du frère que je n’ai pas eu en plagiant la célèbre chanson
 deMaxime le Forestier que nous chantions naguère :
 
« Toi le frère que je n’ai jamais eu / Sais-tu si tu avais vécu /Ce que nous aurions fait
 ensemble / Un an après moi, tu serais né / Alors on n’se s’rait plus quittés /
Comme deux amis qui se ressemblent / Sûr qu’un jour on se serait battu/
Pour peu qu’alors on ait connu / Ensemble la même première / Mais tu n’es pas là
/ A qui la faute / Pas à mon père / Pas à ma mère / Tu aurais pu chanter cela. »
 
Ainsi va l’histoire des frères et des sœurs.
 
Ils sont donnésa priori, dans une allégorie sociale suggérée,comme représentants de l’humanité
 toute entière pour s’assembler et faire ensemble, faire et refaire leur monde et le monde,
ce que le fils ou la fille unique ne peuvent pas faire : l’homme seul ne peut rien, dit-on.
On me dira que ces êtres seuls agissent malgré tout car ils conçoivent que leur destin est de
trouver un frère ou une sœur de substitution pour dépasser leur solitude existentielle et faire
leur vie comme les autres. Tous les possibles courent par prés et champs.
 
Mais là ne s’arrête pas la complainte des frères et sœurs…
 
Assurément, être frère ou sœur de sang est un état plus complexe que l’on ne croit.
De ce frère on attend un amour, un soutien, une solidarité indéfectibles. De cette sœur on espère une ressemblance mais que fait-on des frères et sœurs adoptés, des demis frères,
des frères et sœurs séparés se perdant à jamais et se retrouvant in extremis après moult années ?
 Car cet être semblable nous interpelle et nous ne le connaissons pas. Les cris de l’enfantement ne nous en disent rien. Strictement rien. « Notre frère qui êtes aux cieux ou presque… »
 
Les frères et sœurs de sang pur ou mêlés se voient, dès leur venue, à la lumière de l’univers,
séparés par leur unicité. Ils sont pourtant comparables, et quand ils ne le seraient pas, ils le deviendraient car la famille véritable ou d’adoption,aura l’impérieuse obligation de les rendre aimants et conciliants.Les anthropologues nomment cette démarche, souvent inconsciente,
 l’acculturation. C’est donc son affaire et la nôtre aussi. Le rôle que l’on prête à l’acte civilisateur de la famille.
 
Mais être frère ou sœur est-ce uniquement cela ?
 
Pensons au vers accusateur du « Loup et l’agneau » de Jean de La Fontaine : « Si ce n’est pas toi, c’est donc ton frère ! » L’agneau le sait : il est désigné par son meurtrier, le loup,
comme membre d’une famille dont il sera in fine,suprême injustice, victime : « Là-dessus au fond des forêts/ Le loup l’emporte et le mange/Sans autre forme de procès ! »
A contrario, le groupe de « ragamuffin » marseillais « Massilia Sound System », dans leur célèbre chanson « Parla Patois », détourne le vers de La Fontaine en usant du jeu de mot et dechanterque quelque soit notre identité, notre origine, notre langue, nous sommes tous des frères ; nous suggère ce que nous ne voulons pas entendre : « Tu es mon frère parce que je l’ai
décidé et j’attends de toi la réciprocité ! » Cette démarche qui ressemble quelque peu à la nôtre, n’est pas aisée et les derniers échos de notre vie politique le montrent et le démontrent.
 
A vrai dire, l’ambivalence du mot « frère » est à son comble lorsque les deux frères ou sœurs sont jumeaux car en effet, il y en a de vrais et de faux, ce qui nous laisse songeur quant à notre capacité à en juger véritablement. Pour autant, les jumeaux dont l’apparence est trompeuse
sont des individus uniques, et ce n’est pas une mince affaire que d’en convenir. Je ne parle pas ici, bien sûr, des frères maçons jumeaux, comme ceux qui ont reçu,ce soir,la lumière …
 
Jacob et Ésaü sont dits eux aussi « jumeaux » dans le ventre de leur mère, Rébecca. Déjà,Jacob se heurte à son frère. Dieu d’ailleurs prédit à Rébecca qu’à travers ces deux êtres pas encore nés, elle fera naître deux peuples, deux antagonismes futurs.Jacob voit le jour en second, la main agrippée au talon d’Ésaü. Deux frères, d’une même mère, d’un même père et déjà rivaux, peut-être ennemis,Ésaü ne voudra-t-il pas tuer son frère ?A telle enseigne que cette même Bible nous rapporte, bien avant Jacob, au commencement du commencement,la naissance d’Abel et de Caïn
dont la mère, Ève,exclue avec Adam de l’Éden, par Dieu. Abel sera tué par Caïn parce que ce même Dieu, investit en l’occurrence du mal universel, a préféré son offrande à celle de son frère Abel. Ses deux frères premiers dans l’ordre chronologique du récit biblique sont les premiers enfants d’un couple bannis, fondateur de l’humanité en devenir. L’étrangeté de ce récit nous dit toutefois que Jacob est laboureur et Ésaü est berger. Le premier pousse les
limites du monde et le second s’y arrête et observe la voûte étoilée. N’y a-t-on pas vu toute l’histoire de la ruralité ainsi résumée ?
 
Revenons à nos jumeaux, ils sont donc, avant tout chose, rivaux. Nous postulons que l’un est de trop ou, à tout le moins, le pouvoir ne supporte pas la dualité, la cogestion,pour être, un instant, dans l’actualité. Nous voudrions bien échapper au fatum divin, et voir Adam et Ève garder la liberté chèrement acquise mais tout ici est surdéterminé : la dualité y est perpétuelle et l’amour qui devrait sauver les deux frères du meurtre, en est totalement absent.
En écho, plus récemment, si j’ose dire, la légende des fondateurs de Rome, Romulus et Remus vient nous conter une histoire similaire. Ils sont fils de la vestale Rhéa Silvia et du Dieu Mars,dieu de la guerre dans la mythologie romaine. Romulus et Remus se voient très rapidement menacés
de noyade par leur oncle Amulius, frère déjà assassin de sa sœur Rhéa Silvia. Ils sont abandonnés dans un panier aux caprices du fleuve (comme Moïse) et sont découverts par une louve qui les allaite. Ils décident alors de fonder une ville et choisissent « l’endroit où ils avaient été abandonnés ». C’est le droit de nommer la ville et donc celui de la gouverner — déjà !
— qui serait le mobile du crime. En effet, là-aussi, la rivalité se manifeste : Romulus tue son frère jumeau Remus ce qui lui permet d’être seul au mondeà pouvoir ériger les murs de cette ville nouvelle, Rome la bien nommée.

La cité nouvelle porte donc le nom du frère assassin. Romulus concentre d’ailleurs sur sa personne les trois fonctions du pouvoir :

1. La souveraineté ;
2. La force liée à l’armée, il est le fils du Dieu de la guerre ;
3. L’abondance, la prospérité et, surtout, puisque c’est l’objet de notre problématique la gémellité.

La légende une fois encore métaphorise deux être nés de la même mère, du même père, et qui, pourtant, ne peuvent coexister puisque surdéterminés par leur destin respectif et collectif.

 
La question première reste entière : les frères de sang sont-ils voués à l’épreuve du sang, à la guerre fratricide qui les fait in fine frères ennemis ?
 
Ces premières illustrations nous forcent à pousser plus en avant notre réflexion. Prenons le Masque de fer. On le dit un des prisonniers les plus fameux de l’histoire de France. On prétend même, c’est la propagande révolutionnaire qui s’y emploie, que ce Masque de fer ne serait autre que le fils illégitime de Louis XIV. Voltaire puis Marcel Pagnol vont jusqu’à dire que ce masque de fer serait le frère jumeau de Louis XIV mais né en second, soit le cadet du futur monarque, qui aurait été dissimulé pour éviter toute contestation sur la légitimité du titulaire du trône. Le droit d’aînesse s’impose !Ceci me fait dire combien le droit d’aînesse que la monarchie française instaure et défend, a dû engendrer de douleurs en Béarn où il fut clandestinement conservé, malgré la loi républicaine de 1849, bien après la seconde guerre mondiale. Il faut lire, dans ce dessein, le roman de Simin Palay, Los tres gojats de Bòrdavielha (Les trois jeunes hommes de Bordevieille), pour s’en convaincre.
 
Être frères ou sœurs de sang oblige mais ne contraint pas.
 
Le frère ou la sœur sont libres d’adhérer à l’obligation morale d’amour et de solidarité. Il ne se passe pas un seul jour sans que le monde tel qu’il nous est présenté, nous désigne un frère ou une sœur répudié,parfois exécuté. C’est bien là notre condition d’homme et de femme englués dans notre primitive condition ; toujours rattrapés par le « mal intérieur » qui fait dire à Karl Gustav Jung : « Ce qu’on ne veut pas savoir de soi-même finit par arriver de l’extérieur comme un destin. »
 
Aimer et toujours craindre d’être rejeté. Il nous faut être conscients de ce qui nous « construit » face à la lumière qui révèle et parfois aveugle.Comment absoudre la violence qui vit en nous. Abel meurt, et Caïn semble s’en porter mieux. L’Ancien Testament ne nous parle pas de la douleur des parents. Ce silence souligne combien ce monde premier nous semble étranger aujourd’hui et pourtant… Notre frère de sang nous ressemble, à tel point que l’amour que nous lui portons peut prendre tous les habits de l’amour de nous mêmes.
 
Que faire, nous frères maçons, pour nous différencier de ces frères et sœurs de sang ?
 
Tentons de nous poser la question à l’aune des principes qui fondent la maçonnerie. Une sœur ou un frère franc-maçon se doivent de s’appliquer à eux-mêmes notre devise : Frères et sœurs libres, égaux, fraternels et solidaires.« Vaste programme ! » aurait dit le grand Charles. La tâche est rude. Nul ne peut s’en prévaloir, comme une annonce faite non pas à Marie mais à sa loge.
 
Libres donc.Serions-nous à ce point innocents pour croire que la liberté que gagnerait le frère l’amènerait à dire à son maçon de frère ce qu’il pense réellement de lui ? En prendrait-il le risque ? Nos principes nous pousseraient plutôt à balayer devant notre porte. Libres, bien sûr, car qui menacerait notre liberté ? Et jusqu’où ? Devrait-on par notre supposée ou présupposée liberté de penser et de parole, régie par notre rite et règlement, blesser celui de nos frères que nous voulons ainsi éclairer de toute notre clairvoyance ? Ce frère serait-il être l’objet de notre désir de déplaire ou de plaire ? Notre miroir de notre vanité incorrigible. Que sais-je encore ? Libres donc mais me direz-vous Romulus a bien tué son frère car il devait être seul à pouvoir fonder et diriger Rome. Nous sommes hommes libres est notre seule réponse est la démocratie, cette fragile constitution humaine, qui seule peut assurer cette liberté qui nous est chère, à tous les sens du terme.
 
Égaux, bien sûr.L’égalité entre frères, quoi de plus simple a priori et pourtant rien joué par avance. Le chemin qui y mène est semé d’embûches. Un frère dira, « Je suis ton égal » et son alter ego de lui répondre : « Rien n’est moins sûr ! » Le contraire serait-il vrai ? Je ne sais.
 
C’est sans doute pour cette raison que nous sommes encore aujourd’hui réunis pour cette mémorable tenue qui fait naître, sous la voûte étoilée, de nouveaux frères et sœurs. D’ailleurs à ce propos, lorsque nous tentons, un soir d’été d’observer « l’estelada » comme le fait tout berger qui se respecte, nous considérons que toutes ces étoiles se ressemblent, qu’elles sont d’égale dimension. La science astronomique nous apprend qu’elles ne le sont pas et forment néanmoins le cosmos qui nous fascine et parfois nous écrase. Nous pourrions en filant la métaphore nous réinventer dans ce miroir et nous voir frères de la terre et du ciel, unis par notre volonté de bâtir une société plus égale et donc plus juste. C’est ce que nous anime et nous arrime à ce vaisseau spatio-temporel : la loge résonne de cette volonté secrète et partagée par tous, aller à plus d’égalité entre les frères. Y réussissons-nous ? Le temps long est notre trésor et notre refuge. D’aucuns, pensent qu’il est vain d’y aspirer, qu’il y a là tromperie sur la marchandise philosophique. Je veux croire que nous sommes tous, ici, habités par cette égalité partagée et que nous nous devons de la porter hors des murs du temple pour le plus grand bien de tous les citoyens. Quoiqu’il nous en coûte, elle guide nos pas comme Ulysse vers Ithaque, nous ne sommes nullement certains de l’atteindre et pourtant nous nous obstinons.
 
Fraternels.Là serait à tout le moins ce qui ne vas pas de soi et à l’aune de cette planche, la fraternité nous confronte à notre condition humaine première : tout s’y oppose. Le frère et la sœur ont à mener une autre bataille contre eux-mêmes en tout premier lieu. La gageure n’est pas mince. Lorsque le rituel dit « Es-tu franc-maçon ? », il répond « les frères me reconnaissant comme tel ? »Ainsi, cette reconnaissance collective exige de celui ou celle qui est reconnue par ses frères une fraternité véritable. Ce dialogue vient contredire le vers de la fable de Lafontaine. Seuls, nous ne sommes rien ou si peu. Encore moins lorsque nous sommes maçons car ce sont nos futurs frères qui nous ont permis de le devenir : ils nous désignent et nous admettent dans la communauté fraternelle que nous constituons.
 
Ce n’est bien sûr pas une fratrie soumise aux règles contingentes de la famille. Bien au contraire, la loge souveraine nous demande d’abandonner nos penchants que l’on dit naturels pour acquérir de nouveaux principes dont celui qui doit nourrir chaque geste de notre implication maçonnique, la fraternité. Je suis, en effet, frère ou sœur grâce aux autres frères de la loge qui eux-mêmes tiennent leur admission à d’autres frères : le fil de la fraternité universelle n’est jamais rompu, ad vitam aeternam… Enfin, il faut croire que nous sommes aussi appelés à être solidaires car les frères égaux, libres, fraternels se doivent d’être solidaires. La barre est haut placée. La passer requiert de nous tous plus que la mobilisation de nos seules forces. L’union, là aussi, fait la force de notre quatrième principe qui semble chapeauter les trois premiers. Le frère et les frères le savent dans leurs tâches les plus simples, les plus concrètes qui fondent notre action quotidienne de maçon : je pense à la caisse de solidarité que nous alimentons souvent sans le savoir et qui est là quand un de nos frères se trouve confronté à des difficultés pécuniaires.
 
Quelle différence entre les frères et sœurs de sang et frères et sœurs maçons ?
 
Une différence fondamentale la maçonnerie ne peut en aucun cas devenir une famille livrée aux contingences humaines qui surdéterminent trop souvent les relations entre frères et sœurs de sang : tout ce qui fait de l’homme un loup pour l’agneau et réciproquement. La première d’entre elles, l’élimination symbolique de son frère ou de sa sœur pour être seul à bénéficier de l’amour de ses parents ou des autres, d’être seul au monde et, ainsi, le diriger, le dominer et parfois l’écraser. Rappelons nous Romulus Caïn. Et comme je viens de vous le dire, il y en a bien d’autres que la lutte fratricide engendre…Nous frères et sœurs maçons, libres, égaux, fraternels et solidaires, avons, les épreuves ne manquent pas pour réaliser nos principes généraux, à bâtir non pas une famille mais une loge souveraine qui travaille à l’amélioration de l’humanité.

Lu le 04/04/2014 | Apprenti

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