Frantz Litz musicien et Franc Maçon

Litz musicien et franc-maçon
Pourquoi Liszt incarne-t-il à mes yeux le génie et la générosité ? Pourquoi est-il depuis toujours mon compositeur préféré ? Pourquoi mon fils se prénomme-t-il François ? Pour répondre, il me faut retracer le parcours de Liszt en soulignant ses aspects les plus significatifs pour nous.

GÉNIE, GÉNÉROSITÉ
 
FRANZ LISZT, MUSICIEN ET FRANC-MAÇON
 
F.:Sylvain FL.:
 
Ten\du 4 octobre 6013
 
 
Pourquoi Liszt incarne-t-il à mes yeux le génie et la générosité ? Pourquoi est-il depuis toujours mon compositeur préféré ? Pourquoi mon fils se prénomme-t-il François ? Pour répondre, il me faut retracer le parcours de Liszt en soulignant ses aspects les plus significatifs pour nous.
 
Cette vie de se décline en trois périodes.
 
1ère période (1811-1844) l’épanouissement du virtuose-compositeur
 
Né en Hongrie, le jeune Ferenč se révèle enfant prodige. Son père le conduit à Vienne, où Czerny lui donne des leçons gratuites et Salieri lui enseigne le contrepoint. Il se produit en concert dès 11 ans et, selon la légende, Beethoven (son dieu) l’embrasse publiquement. Pourtant, à Paris, Cherubini lui refuse l’entrée du Conservatoire (« Inoutilé d’insister, yé vous dis, é impossibile… »). Trois tournées le mènent en Angleterre, où il joue devant le roi. Déjà le bel adolescent est idolâtré. Mais son père meurt et il doit donner des leçons particulières. Il s’éprend d’une de ses élèves, Caroline de Saint-Cricq. Il a 16 ans et elle 17. Amour platonique et romantique mêlé de littérature. Mais le Comte Pierre de Saint-Cricq, Ministre du Commerce et des Colonies, a déjà prévu de marier sa fille à un notable de Pau, Bertrand Dartigaux. Congédié sans ménagement, Franz sombre dans la dépression et envisage d’entrer dans les ordres (heureusement, son confesseur l’en dissuade).
 
Les trois glorieuses de Juillet 1830 le sortent de son abattement, en faisant souffler un vent de liberté. Artiste engagé, il conçoit le projet d’une symphonie révolutionnaire[1]. Il rencontre La Fayette. Il se lie d’amitié avec Delacroix, auteur de La Liberté guidant le peuple, en 1830. Plus tard, il écrira sa pièce « Lyon »[2]en hommage à la révolte des Canuts. Il transcrira La Marseillaise (1850). Il répondra à l’écrasement de la révolution hongroise de 1848 par les Habsbourg par une élégie, Funérailles(1849)[3]et par un poème symphonique, Hungaria (1854).
 
L’exaltation politique des Trois Glorieuses s’est enrichie de trois révélations musicales : le faste orchestral de Berlioz avec sa Symphonie fantastique, en 1830, l’art pianistique de Chopin rencontré en 1831 et les cabrioles diaboliques de Paganini, en 1832. Liszt se remet alors en question, s’attèle fébrilement au travail et devient bientôt le plus grand pianiste virtuose de tous les temps.
 
À partir de 1831, il fréquente les cercles saint-simoniens, dont l’esprit ne manque pas d’affinités avec les idéaux maçonniques. En effet, contre l’intolérance, les privilèges, les injustices et l’obscurantisme, Saint-Simon prône une société fraternelle dont les élites œuvreraient pour le bien commun, la liberté, l’égalité et la paix. Il propose une morale laïque, fondée sur la recherche du bonheur et la liberté de conscience, dont le but serait l’amélioration physique, morale et intellectuelle des Hommes, notamment des plus pauvres. À la fin de sa vie, il baptisera « Nouveau Christianisme » cet esprit philanthropique.
 
À l’automne 1834, Liszt séjourne quatre semaines près de Dinan, chez un prêtre singulier : Félicité-Robert de Lamennais. Ce précurseur du catholicisme social avait fondé un journal, l’Avenir, condamné par le pape pour s’être fait l’avocat de la liberté de l’enseignement, de la séparation de l’Église et de l’État et de la liberté de pensée, de presse et de religion. Liszt s’enthousiasme pour le lyrisme combattant de cet apôtre d’un évangélisme libertaire et démocratique[4]. Comme lui, il déplore le « désenchantement » du monde et, quand les autres l’abandonnent, il le soutient et le conduit chez son amie George Sand.
 
À cette période, Liszt mène une existence assez peu conforme à la religiosité traditionnelle. Il vit hors mariage avec Marie d’Agoult, séparée d’un Comte et mère de deux filles. Leur union libre défraie la chronique dans la bonne société pendant leur séjour en Suisse. Elle dure sept ans et, peu après la naissance de leur troisième enfant, Franz et Marie se séparent. Ils ont partagé une vie passionnante où la littérature a joué un grand rôle. Le « musicien philosophe » (comme il s’appelle en plaisantant) consacre un jour sur trois à la lecture. Il dévore Homère, la Bible, Platon, Locke, Dante, Montaigne, Voltaire, Chateaubriand, Vigny, Goethe… Il est l’ami de Balzac, Alexandre Dumas, George Sand, Lamartine, Hugo, dont les écrits resurgissent dans sa musique. Au milieu d’eux, il incarne le Romantisme, non pas la caricature insignifiante et mièvre dont on afflige ce mot aujourd’hui, mais la flamme, la puissance utopique, la quête héroïque d’une « société meilleure et plus éclairée ». Dans un petit poème en prose intitulé « Le Thyrse », Baudelaire adresse à Liszt  un des plus beaux hommages à son génie :
 
 
Le thyrse est la représentation de votre étonnante dualité, maître puissant et vénéré […]. Jamais nymphe exaspérée par l’invincible Bacchus ne secoua son thyrse sur les têtes de ses compagnes affolées avec autant d’énergie et de caprice que vous agitez votre génie sur les cœurs de vos frères. — Le bâton, c’est votre volonté, droite, ferme et inébranlable ; les fleurs, c’est la promenade de votre fantaisie autour de votre volonté ; c’est l’élément féminin exécutant autour du mâle ses prestigieuses pirouettes. Ligne droite et ligne arabesque, intention et expression, roideur de la volonté, sinuosité du verbe, unité du but, variété des moyens, amalgame tout-puissant et indivisible du génie, quel analyste aura le détestable courage de vous diviser et de vous séparer ? […] Cher Liszt, […] philosophe, poète et artiste, je vous salue en l’immortalité !
 
 
Ces années marquent l’apogée du virtuose, où Liszt affronte son rival Thalberg en d’épiques duels pianistiques. Il crée le piano moderne, dont il explore toutes les possibilités techniques et tous les registres, passant de l’arachnéenne évanescence à la puissance orchestrale la plus stupéfiante[5]. Il mémorise, déchiffre à première vue les partitions les plus complexes, séduit les auditoires par ses improvisations géniales sur des thèmes parfois incongrus. Il invente le récital, il électrise et fanatise les foules, il est pourchassé par une cohorte de jeunes femmes enamourées, dont certaines vont jusqu’à se travestir pour forcer son intimité. L’Europe est en proie à une véritable lisztomania (toujours d’actualité). Il goûte l’ivresse du succès. Et soudain, parvenu au faîte de sa gloire, las de ces exhibitions, il décide de « briser [s]a chrysalide de virtuose ».
 
 
2ème période (1844-1862) la fièvre créatrice
 
La maturité venue, le génie de Liszt s’épanouit. Il vit alors avec Carolyne Iwanowska, princesse de Sayn-Wittgenstein. Contre une chétive rémunération, il devient maître de chapelle à la cour du grand duc de Saxe-Weimar. C’est pour lui l’occasion de se faire l’infatigable passeur de ses collègues musiciens, ceux du passé (Bach, Mozart et Beethoven) et ceux du présent (Berlioz, Schumann, Schubert, Weber, Mendelssohn). Lui, dont la seule excursion dans le genre de l’opéra remonte à son enfance, devient l’ardent transcripteur de tous les compositeurs dramatiques : Auber, Gounod, Berlioz, Meyerbeer, Tchaïkovski, Donizetti, Bellini, Verdi, Rossini et, bien sûr, Wagner, dont il finance et crée les œuvres. Il l’admire, le défend, le déifie, lui sert de « banquier »[6], lui consacre son temps, lui abandonne ses trouvailles, lui sert de beau-père et de père tout court (même s’il est son aîné de deux ans seulement).
 
Liszt devient ambassadeur de la musique, celle des autres et la sienne, à travers ses transcriptions, paraphrases et réminiscences. Jusqu’à une date récente, cette partie de son œuvre, techniquement redoutable, a été traitée avec condescendance par les musicologues[7], jusqu’à sa réhabilitation par Jacques Drillon[8].
 
Liszt est alors à l’apogée de sa créativité. Avec sa Sonate pour piano en si mineur, il renouvelle complètement la forme et produit un chef d’œuvre. Avec ses 13 Poèmes symphoniques, il invente un genre nouveau. Il conçoit deux grandes pièces orchestrales aux résonances initiatiques : la Dante-symphonie 1855-56), où l’âme descend aux enfers, se purifie et remonte vers les cimes célestes ; et la magistrale Faust-symphonie (1854/61), inspirée par le frère Goethe, vaste interrogation sur la quête de la vérité, la science, la conscience, le dépassement des limites humaines, l’ambition et l’amour. Dans le 3ème mouvement, véritable tour de force, Méphistophélès déforme en ricanant les thèmes de Faust dans le 1er, mais sa grinçante parodie reste sans prise sur la pureté de Marguerite, dans le 2ème. Le chœur d’hommes conclut alors : « l’éternel féminin nous élève vers les sommets ».
 
 
3ème période (1862-1886) où le Bateleur se fait [H]ermite
 
Son fils Daniel meurt à 20 ans (1859) et sa fille Blandine à 27 ans (1862). Les démarches de Carolyne pour divorcer et l’épouser échouent. Liszt se retire alors dans un monastère (1863) et devient abbé à Rome (1865). Après quelque trente ans d’éclipse et un certain nombre d’aventures féminines, il retrouve le zèle religieux de sa jeunesse. Il devient le plus grand compositeur de musique religieuse de son temps, avec la Messe de Gran (1855), des oratorios comme la Légende de Sainte Élisabeth (1857-62), le Christus (1866), la Légende de Sainte Cécile (1874), le Requiem (1867-68), des pièces de plus en plus dépouillées, comme leVia Crucis (1878-79).
 
Mais le virtuose n’est pas mort, comme le montrent les Deux Légendes pour piano (1863) : Saint-François d’Assise parlant aux oiseaux, et Saint-François de Paule marchant sur les flots. L’énergie diabolique est toujours là et elle retrouve ses droits dans les Méphisto-valses. Liszt quitte Rome et retourne vivre à Weimar en 1869. Autour de lui affluent tous les jeunes compositeurs européens, auxquels il prodigue son savoir et ses encouragements.Il meurt en 1886, âgé 74 ans[9].
 
Toutes les biographies finissent mal : après le resplendissant vient l’austère Liszt (je n’allais pas manquer ce calembour). Essayons néanmoins de combler les lacunes et de voir pourquoi ce musicien nous interpelle ici, ce soir, au Réveil du Béarn. Je reviendrai sur quatre points.
 
 
1. Les rapports de Liszt avec la ville de Paufurent ceux d’un rendez-vous manqué avec l’histoire.
 
 
Caroline de Saint-Cricq, éloignée de la vie parisienne, dut apprendre à vivre près de son époux Bertrand Dartigaux, procureur au Tribunal d’Instance de Pau. En 1844, seize ans après leur séparation forcée, elle revit Liszt, quand ce dernier, en tournée vers l’Espagne, donna un concert triomphal à Pau. Ils renouèrent alors une correspondance où transparaît la frustration de Caroline. En 1853, elle écrivait à Liszt : « laissez-moi vous regarder comme la seule étoile lumineuse de ma vie… ». Et lui, à la mort de Pierre de Saint-Cricq en 1854, ajouta : « le père de Caroline nous a fait à l’un et à l’autre beaucoup de mal ».
 
Liszt donna un concert supplémentaire le 11 octobre à la Salle de Spectaclede Pau. En bis, il se livra à de brillantes improvisations sur des airs locaux, notamment Là-haut sus las montanhes, hymne béarnais dû au poète Cyprien Despourrins. Il déchaîna l’enthousiasme des auditeurs et de la presse locale. Il composa aussi deux pastorales, intitulées Chanson du Béarn[10] etFaribolo Pastour(« La bergère frivole »)[11], cette dernière inspirée par Françonetto, du poète occitan Jacques Boé (alias Jasmin), lequel rendit la politesse à Liszt, en chantant ses louanges, en languedocien d’Agen. Rencontre de deux véritables stars de l’époque.
 
Paris a offert une rue et une station de métro à Jasmin, une rue et une place à Franz Liszt. Quant à la bonne ville de Pau, sous son Bèth cèu, elle a donné une rue à Rossini, César Franck, Schubert, Berlioz, Auber, Mozart, Lalo, Offenbach, Chopin, Debussy, Bizet, Gounod, Massenet, Duparc, Strauss, Verdi, Poulenc, elle a même octroyé une avenue à Stravinsky. Mais elle a relégué Franz Liszt dans une impasse ! Tant pis pour les Palois : un noblaillon de province[12] a chassé un authentique aristocrate du cœur et lui a permis de prendre son essor jusqu’aux confins de l’Europe,parmi les rois, les comtesses et les princesses. Combien de fois a-t-on joué à Pau le « Vive Henri IV » (1870-80) de Liszt, pour piano, triangle ettambourin basque ?[13]
 
 
2. Un franc-maçon itinérant
 
Parmi les compositeurs majeurs, la liste des initiés est relativement brève[14]. Elle peut se réduire à quatre grands noms : Mozart, auteur de plusieurs chefs d’œuvre d’inspiration maçonnique, éternellement mis à contribution par les loges, Joseph Haydn, dont l’initiation n’eut aucun retentissement musical, Jan Sibelius, dont la musique rituelle reste curieusement sous-estimée en France, et… Franz Liszt. D’aucuns rêveraient de rajouter à ce panthéon le nom de Beethoven, mais rien n’atteste l’appartenance du compositeur de cette « Ode à la joie », où pourtant « Tous les hommes deviennent frères »[15].
 
Les biographes restent à peu près muets sur l’adhésion de Liszt à la F\M\, à laquelle ils consacrent en général moins d’une ligne. Il fut initié à l’âge de 29 ans, le 18 septembre 1841 à la Loge l’Union (Zur Einigkeit), O\de Francfort. Il reçut les 2e et 3e grades le 8 et le 22 février 1842, à la Loge de Saint Jean la Concorde, O\de Berlin. Sa demande autographe a été conservée, tout comme ses réponses aux questions traditionnelles, rédigées en allemand.
 
Q. 1. Quelle est la destination de l’Homme ? R. [Elle] est d’aspirer au plus grand perfectionnement possible dans le domaine du Vrai, du Bon et du Beau […].
 
Q. 2. Qu’attendez-vous de la franc-maçonnerie pour votre esprit, votre cœur et votre bonheur temporel ? R. Je crois et j’espère entrer dans une corporation de personnes bonnes et sérieuses qui se réunissent pour travailler à de sages buts dont la validité s’est confirmée au cours des temps ; je crois et j’espère que mon esprit trouvera à se nourrir et que, dans les moments de détresse et de danger, je verrai des mains fraternelles tendues vers moi.
 
Q. 3. Qu’est-ce que la franc-maçonnerie peut attendre de vous ? R. L’Ordre me trouvera constamment prêt en paroles et en actes à prendre part à toutes ses bonnes finalités, à me joindre à ses vénérables travaux. L’Ordre, à la profonde sagesse duquel je crois avec révérence, trouvera en moi, dans tout ce qui n’est pas contraire à mes opinions religieuses et politiques, à mon honneur et à ma conscience, un néophyte docile, un membre obéissant.
 
Liszt donna un concert à la Loge la Sincérité, à l’O\de Reims, et dans les Loges dont il fut fait membre d’honneur : Liberté allemande (O\d’Iserlohn), Modestia cum libertate(O\de Zurich), et Prince de Prusse aux trois épées (O\de Solingen), pour laquelle il composa son « Chœur des travailleurs » (Arbeiterchor), pour chœur d’hommes et piano, sans doute en 1848. On ne connaît pas l’auteur du texte, mais il semble imprégné de l’esprit de Lamennais. Il se termine par cet hymne :
 
 
Rallions-nous donc à la grande fraternité
 
Cœur contre cœur, lèvres contre lèvres
 
Le Père nous regarde depuis les cieux
 
Nous devons tous être frères.[16]
 
 
La partition ne fut finalement pas publiée, de peur d’attiser le climat politique révolutionnaire de 1848[17]. Sa transcription prit le titre de Marche héroïque.
 
Comme son inspirateur Goethe, Liszt ne fréquenta guère les temples (on relève sa présence à seulement huit tenues[18]), sa carrière de virtuose le conduisant à sillonner l’Europe en tous sens. Pour autant, l’Ordre n’allait pas se priver de pareilles gloires. Par ailleurs, il remplit inlassablement le Tronc de la Veuve, puisqu’il fut l’instigateur des concerts de solidarité : grâce à son immense prestige, il réunit des sommes considérables pour venir en aide aux populations sinistrées. « Liszt le magnanime »[19] fut toute sa vie d’une générosité intarissable, et d’un total désintéressement. À sa mort, il laissa seulement quelques chemises, sa soutane et sept mouchoirs.
 
Liszt s’éloigna-t-il de la F\M\quand cette dernière entra en conflit avec l’Église catholique romaine ? En fait, la condamnation des sociétés secrètes par Rome était ancienne : Clément XII l’avait prononcée dès 1738, et Benoît XIV l’avait confirmée en 1751. Cinq ans après l’initiation de Liszt, en 1846, Pie IX avait renouvelé l’anathème, dans l’encyclique Qui Pluribus. Or, notre musicien resta à la fois F\M\et catholique fervent. Retiré à Rome, dans la troisième partie de sa vie, il fut même ordonné abbé et Pie IX venait l’écouter jouer de l’harmonium et s’entretenir avec lui de l’avenir de la musique religieuse.
 
 
3. L’universalisme
 
Si Liszt possédait de réelles qualités maçonniques au moment de son initiation, il me semble les avoir conservées par la suite.
 
Premièrement, il fut un universaliste, un Européen, comme son ami Victor Hugo : né en Hongrie, formé en Autriche, installé tour à tour en Italie et en Allemagne, compagnon d’une russo-polonaise, mais foncièrement français de culture. Adolescent, il a adopté et magnifiquement maîtrisé en un an la langue française, et Franz est devenu François Liszt[20].
 
Deuxièmement, il fut un humaniste dont la musique trouva à se nourrir chez Dante, Pétrarque, Le Tasse. Dans ses Poèmes symphoniques, il suivit un fil directeur : celui du travail de civilisation, illustré par des figures exemplaires. Orphée dit la maîtrise des instincts animaux par l’art (notre désir d’initiation). Prométhée célèbre l’œuvre créatrice et la prise en main de son destin par l’homme (notre apologie du travail). La Bataille des Huns commémore le triomphe de la foi romaine sur les hordes barbares aux Champs catalauniques (notre premier voyage dans la tourmente). Hamlet rappelle l’éternel débat de la conscience (notre testament philosophique). Les Idéaux dessinent l’horizon des valeurs sans lesquelles l’humain ne serait pas (notre Liberté, Égalité, Fraternité).
 
Troisièmement, Liszt fut un mystique, mais aussi un homme des Lumières. Non seulement il s’inspira du défi faustien, mais il mit en musique les ultimes paroles légendaires de Goethe réclamant plus de Lumière au moment de s’éteindre :Licht, Mehr Licht ! (1849)[21].
 
Quatrièmement, Liszt fut un remarquable passeur d’âmes. Il consacra un livre à Chopin, se montra d’une inépuisable générosité financière et artistique, pas toujours payée de retour (notamment à l’égard de Wagner, éternel pillard). Il donna de son temps et de son énergie au profit des autres, allant jusqu’à s’effacer pour les faire mieux resplendir.
 
Cinquièmement, il fut un précurseur, porteur de la musique de l’avenir, car le génie consiste aussi à engendrer. Il inspira les Français (Debussy, Ravel[22], Messiaen[23]), les Espagnols (Albeniz[24], Granados[25], de Falla[26]), le norvégien Edvard Grieg[27], et les Russes se placèrent sous ses ailes de géant (Balakirev[28], Borodine[29], Rimski-Korsakov[30], Moussorgski[31], Liapounov[32], Glazounov[33], Rachmaninov[34]), en attendant le benjamin de la lignée, György Ligeti.
 
 
 
4. La virtuosité ou l’amour de la vie
 
Comme le maçon, le virtuose se reconnaît au pied du mur : nulle échappatoire, nulle esquive. Il illustre le travail de civilisation réalisé par la main de l’Homme (et celle de Liszt était exceptionnelle, capable d’embrasser un intervalle de treize notes).  La mission de cette main est de transcender les obstacles de la nature. Le virtuose, homme de vertu, de courage, affronte les éléments hostiles. Seul, il rivalise avec l’orchestre et ensorcelle le public. Tel Orphée, il apaise les éléments en furie. Mais, pour cela son geste doit être juste et parfait.
 
Comme le maçon, il œuvre contre nature, il martèle, il cisèle, il rythme, il fait obéir les pierres à la lyre. Comme le maçon, il va seul au-devant des épreuves, mais, en réalité, s’il tient le public en haleine, il est aussi soutenu par lui et, quand il est reconnu virtuose, il récolte les hourras, il est magnifié par les applaudissements. Il reçoit une ovation pour sa bravoure, non pour l’inciter à se pavaner, mais pour le remercier d’avoir triomphé des embûches et d’avoir ainsi fait reculer pour l’humanité les limites du possible.
 
Les détracteurs de la virtuosité flétrissent la vanité de la prouesse, la jugeant superficielle, voire vulgaire. Ils vilipendent l’exhibition du bateleur épris de gloriole. Mais ils oublient l’essentiel : le dépassement perpétuel caractérisant l’espèce humaine. Il s’agit là d’un art du raffinement : les doigts se délient, le poing du barbare s’affine et s’articule, la légèreté fait oublier la pesanteur terrestre[35], et le charme se dévide avec la dextérité des dentellières entrecroisant leurs bobines multicolores[36].
 
La virtuosité est un acte d’émancipation. Elle jette un défi à l’espace et au temps. Les mains de l’artiste semblent douées d’ubiquité : elles volent au-dessus des touches et parviennent à saisir l’insaisissable, le feu follet[37]. Elles créent une féerie aérienne[38]. Les Études de Liszt sont transcendantes car elles nous font échapper à notre condition. L’artiste ainsi exposé à toutes les chutes possibles parvient à déjouer tous les pièges. Il atteint toujours le cœur de la cible, comme Guillaume Tell (célébré trois fois par Liszt[39]), et ce succès est libérateur pour tout son peuple. L’artiste-funambule bondit au-dessus de l’abîme et défie constamment la mort. Il exorcise ainsi la Chute de l’Homme par son adresse miraculeuse. Il ne joue pas seulement son propre jeu, mais il sauve et magnifie l’humanité. Nous pouvons alors dire avec le philosophe Jankélévitch : « Oui, la virtuosité est grande quand elle est, comme chez Liszt, unie au génie créateur et à la générosité »[40]. Elle nous permet de danser la vie.
 
En franc-maçon, Liszt a construit une chaîne d’union entre les peuples et entre les voix des artistes. Il a poli sans cesse sa pierre, comme le montre l’évolution de ses fameuses Études : d’abord des exercices de jeunesse bien inspirés, puis des tours de force injouables par les autres pianistes et enfin des joyaux où la complexité s’est épurée en poésie. La chaîne ne s’est pas interrompue et d’autres artistes ont repris le flambeau lisztien : avant-hier (Ferruccio Busoni, Serge Rachmaninov, ou Vladimir Horowitz), hier (Claudio Arrau, Georges Cziffra) ou aujourd’hui (Nelson Freire, Martha Argerich). Et la jeune génération recèle des talents magnifiques : Nikolaï Luganski, Evgeny Kissin,Boris Berezowski, Arcadi Volodos, Krystian Zimerman, Valentina Lisistsa). Mais la plus stupéfiante réincarnation de Liszt porte des robes fendues et des hauts talons vertigineux comme sa virtuosité à couper le souffle. Cette héritière s’appelle Yuja Wang et son jeu phénoménal donne une idée de l’impossible. L’entendre interpréter « Le Vol du bourdon »[41], « La Marche turque »[42], « La Valse » de Ravel ou Schubert transcrit par Liszt, c’est s’exposer à tomber raide amoureux. Mais, après tout, la virtuosité n’est-elle pas l’art de courtiser tous les risques ?
 
Lézignan, le 30.09.2013

[1]- Elle nourrira la future Héroïde funèbre.
 
[2]- in Album d’un voyageur, 1835-38.
 
[3]- in Harmonies poétiques et religieuses, 1852.
 
[4]- « Vraiment, c’est un homme merveilleux, prodigieux, tout à fait extraordinaire. Tant de génie et tant de cœur : élévation, dévouement, ardeur passionnée, esprit perspicace, jugement profond et large, simplicité d’enfant, sublimité des pensées et des puissances de l’âme : tout ce qui fait l’homme à l’image de Dieu est en lui. Jamais je ne lui ai encore entendu dire MOI ! … », écrit Liszt, alors âgé de 23 ans, à Marie d’Agoult.
 
[5]- Pour le détail de toutes ses innovations, v. Olivier Alain, « Liszt le novateur », in Liszt, ouvrage collectif, Paris : Hachette, 1967, pp. 233-268.
 
[6]- La formule est de Wagner, quémandeur invétéré.
 
[7]  « … ces compositions recèlent une impureté fondamentale […] de telles pièces ne sont jamais promises qu’à une vie éphémère […] ; ces Réminiscences font double emploi […] ; toutes ces pièces n’ont plus guère, pour l’amateur éclairé, qu’un intérêt documentaire… » (Bernard Rajben, « Catalogue commenté et discographie critique », in Liszt, ouvrage collectif, Paris : Hachette, 1967, p. 278).
 
[8]- Jacques Drillon, Liszt transcripteur, suivi de Schubert et l’infini, Actes Sud, 2005.
 
[9]- Son biographe Guy de Pourtalès le qualifiait déjà de « vieillard » à l’approche de la soixantaine.
 
[10]-http://www.youtube.com/watch?v=eoYwlm448I4
 
[11]- http://www.youtube.com/watch?v=agU8iShL0PA
 
[12]-Pierre de Saint-Cricq était un noble de fraîche date, son titre de Comte lui ayant été conféré par Louis XVIII, en 1819. (Marie Baulny-Cadilhac, Caroline de Saint-Cricq / Franz Liszt : un amour impossible, Cercle Historique de l’Arribère, 2011, p. 39).
 
[13]-http://www.youtube.com/watch?v=C6cJssG1g2Y
 
[14]- XVIIIe s. : Haydn, Mozart, Jean-Chrétien Bach ; XVIIIe-XIXe s. : Cherubini, Hummel, Rouget de Lisle ; XIXe s. : Spohr, Liszt, Meyerbeer, Spontini, Ries ; XXe s. : Sibelius, Duke Ellington.
 
[15]- « Alle Menschen werden Brüder ». L’Ode est de Schiller (non-maçon).
 
[16]- Cité dans Paul Merrick, Revolution and Religion in the Music of Liszt, Cambridge University Press, 1987.
 
[17]- Liszt en fit également une version à quatre mains pour piano. Webern a orchestré l’accompagnement original de l’œuvre vocale, en 1924.
 
[18]- Bruno Moysan, « Liszt et la franc-maçonnerie », L’Éducation musicale, mars-avril 2010, n° 565, p. 22-25.
 
[19]- L’expression est de Jacques Drillon, dans un article du Nouvel Observateur, en 1986.
 
[20]- Même si « le petit Litz » a toujours eu son nom écorché par les Français. Jankélévitch l’appelle toujours François. Son héritier artistique György Cziffra a lui aussi francisé son prénom en Georges.
 
[21]- http://www.youtube.com/watch?v=YePJ_nD5MI8
 
[22]- Leurs Jeux d’eau font écho à ceux de Liszt (« Au bord d’une source » ; « Jeux d’eau à la Villa d’Este », in Années de pèlerinage).
 
[23]- Dont les chants d’oiseaux rejoignent la Légende de Saint-François d’Assise de Liszt.
 
[24]- Il s’invente une rencontre avec Liszt (http://thediaryjunction.blogspot.fr/2009/05/albeniz-and-liszt-or-not.html).
 
[25]- v. la parenté entre La Maja y el ruiseñor et le Liebestraum n°3.
 
[26]- Comparer la Rhapsodie espagnole de Liszt (1856 ?) et Nuits dans les jardins d’Espagne de M. de Falla (1921).
 
[27]- Pendant l’hiver 1869-70, Grieg séjourne à Rome auprès de Franz Liszt : ce dernier l’encourage et donne à sa technique du piano une dimension nouvelle. Il déchiffrera son Concerto pour piano à première lecture, en le déclarant délicieusement « suédois » [sic].
 
[28]- « Islamey » se situe dans la tradition de la virtuosité lisztienne (écouter l’interprétation de Cziffra).
 
[29]- Il venait chercher conseil auprès de Liszt à Weimar. En 1880, ce dernier donne avec grand succès la Symphonie nº 1 en mi bémol majeur. Pour le remercier, Borodine lui dédie son poème symphonique le plus connu : Dans les steppes d’Asie centrale.
 
[30]- v. son Vol du Bourdon interprété par Yuja Wang. http://www.koreus.com/video/yuja-wang-vol-bourdon-piano.html
 
[31]- Une Nuit sur le Mont Chauve, poème symphonique.
 
[32]- Auteur de Douze études d’exécution transcendante en hommage à Liszt.
 
[33]- Pour le remercier d’avoir encouragé en 1881 son premier essai symphonique, Glazounov écrivit sa Pensée à Franz Liszt. Élégie op. 17, pour violoncelle et piano.
 
[34]- Pour sa Rhapsodie sur un thème de Paganini, Rachmaninov campe entre la Campanella et la Totentanz de Liszt.
 
[35]- Liszt, « La Leggierezza », in Trois Études de concert.
 
[36]Les fileuses sont à l‘honneur dans la musique romantique – v. Yuja Wang, Schubert-Liszt : « Gretchen am Spinnrade » : http://www.youtube.com/watch?v=eK_sxVGDhzU
 
[37]- « Feux follets », étude transcendante n°5.
 
[38] -« La Ronde des lutins » (« Gnomenreigen »), in Deux études de concert.
 
[39]- « La Chapelle de Guillaume Tell » in Années de pèlerinage I, un lied d’après Schiller et la transcription de l’Ouverture de l’opéra de Rossini Guillaume Tell.
 
[40]- V. Jankélévitch, Liszt et la rhapsodie : Essai sur la virtuosité, Paris : Plon, 1979, p. 158.
 
[41]- http://www.koreus.com/video/yuja-wang-vol-bourdon-piano.html
 
[42]- http://www.dailymotion.com/video/xdbu4y_yuja-wang-mozart-volodos_music

 Lu le 04/10/2013 | Apprenti

Laisser un commentaire