NOUVELLES FORMES DE SOLIDARITE –
LOIN DE L’EUROPE LE SALUT ?
Vénérable Maître
et vous tous mes Frères et Soeurs en vos grades et qualités.
Le sociologue du XIXe siècle Emile Durkheim, l’un des pères fondateur de la sociologie moderne, a montré que la solidarité se maintient dans les sociétés modernes, alors même que les individus deviennent de plus en plus autonomes. Les sociétés traditionnelles passées (pré-révolution industrielle) se fondaient sur une solidarité mécanique impliquant des comportements collectifs et des activités de production faiblement différenciés.
Cette solidarité reposait sur la proximité, la ressemblance et le partage d’une histoire et de valeurs communes aux communautés humaines. Cette solidarité est devenue organique dans nos sociétés modernes. Elle se définit à présent par l’interdépendance et la complémentarité qu’impose la société moderne aux personnes. La société fabrique un système d’individus spécialisés nécessaires au fonctionnement de la société. Par exemple, sans le fermier il n’y a pas de boucher ni de supermarché, sans le supermarché ou le boucher la nourriture du fermier n’arrive pas à la population etc…
Selon Léon Bourgeois, président du Conseil en 1895 et franc-maçon, « l’individu isolé n’existe pas ». La vie humaine est individuelle et sociale, faite d’interdépendance, de réciprocité, d’association et d’équilibre. L’humanité est une solidarité de fait: l’homme est un animal social !
Pour les sociologues, l’individu doit prendre conscience qu’il est un élément d’un organe plus général. Tout le processus conduit à ce que l’individu ait le sentiment qu’il est reconnu par autrui. Cette quête infinie nous oblige à penser à la façon dont nous pouvons être utiles dans notre relation avec les autres membres de la société. Ainsi, le comportement social est un comportement « qui s’oriente significativement d’après le comportement d’autrui ».
La crise de ces dernières décennies a accentué l’individualisme, le repli sur soi, la mise en avant de la réussite personnelle et non plus collective.
Comme partout, le marché de l’offre et de la demande définissent la nouvelle donne.
Et pourtant, dans le passé, les formes de solidarité non étatiques étaient monnaie courante. L’entraide était la règle et elle était parfaitement structurée (on peut penser au monde agricole ou au société montagnarde par exemple). Bref cela marchait plutôt bien et ces modes de fonctionnement étaient répandus.
Mais puisque les formes de solidarités dites traditionnelles feraient aujourd’hui partie d’un passé révolu, puisque la solidarité que l’on peut qualifier de mécanique, c’est à dire celle organisée par l’Etat (retraites, sécurité sociale, chômage) est contrainte par les réalités budgétaires, existe-t-il des alternatives porteuses d’espoir ?
Nous vous proposons de développer notre réflexion en 3 temps :
• Premièrement, en voyageant, du sous continent indien vers le Japon en passant par le Québec, afin d’examiner d’autres modèles de solidarités, souvent transposés ou à transposer dans notre société européenne.
• Puis, dans un deuxième développement, nous aborderons l’impact d’internet et des nouvelles technologies dans les nouveaux rapports de solidarité de nos sociétés.
• Enfin, dans une troisième partie, nous présenterons quelques formes de solidarités nouvelles en vigueur chez nous.
Enfin, en guise de conclusion, nous tenterons, très modestement, de fixer un cap pour remettre les solidarités au coeur de nos sociétés.
Loin de l’Europe, des exemples qui inspirent !
Tout d’abord, nous avons souhaité parler de l’action mise en place par Muhammad Yunus, surnommé le banquier des pauvres et Prix Nobel de la Paix en 2006.
En 1974, alors qu’une terrible famine ravageait le Bangladesh et qu’il enseignait l’économie à l’université, il a décidé, afin d’aider les gens en grande précarité, de lutter contre l’impossibilité qui leur était faite d’accéder au crédit. Pour cela, il créa une banque, la « Grameen Bank », qui, depuis plus de 30 ans, propose des crédits aux plus démunis. Les conditions d’accès sont les suivantes : être très pauvre et constituer un collectif de 5 amis emprunteurs afin de créer un groupe d’entraide pour que ceux qui empruntent ne restent pas isolés et créer ainsi une pression sociale positive.
Ce microcrédit à la Yunus, précurseur à son époque, a fait depuis des émules partout dans le monde. Il s’est beaucoup développé dans les pays en développement, où il permet de concrétiser des microprojets, favorisant l’activité et la création de richesses. Mais il se pratique aussi bien dans les pays développés ou en transition.
Parallèlement à son dispositif de microcrédit, Yunus a en outre proposé un modèle capitaliste alternatif : le « social-business ». Celui-ci fonctionne conformément aux principes de gestion qui ont cours dans une entreprise classique mais en créant des biens et des services procurant des avantages sociaux. Ce « social-business » doit être économiquement rentable mais ces bénéfices sont réinvestis dans l’activité, afin d’avoir un plus grand impact social. Les actionnaires ne perçoivent pas de dividende.
Partons maintenant au Québec, où il existe une riche tradition de développement coopératif.
Les coopératives y occupent une place importante, non seulement dans la vie économique mais aussi dans l’organisation sociale. Cette formule a permis aux québécois de relever les défis auxquels ils étaient confrontés, en particulier celui de se doter d’instruments collectifs en encourageant la participation des citoyens.
Le modèle coopératif y est né au début du XIXème siècle. Comme en Europe et en France, il a connu un essor important au lendemain de la révolution industrielle mais également un recul certains depuis l’après-guerre.
L’intérêt de l’exemple québécois consiste dans le regain actuel des coopératives, lié en partie à la nécessité de combler des vides, en particulier l’accès aux services. A titre d’illustration, les coopératives de santé sont particulièrement développées. Elles ont pour but de permettre à des membres d’une communauté (au sens québécois, il s’agit des communautés villageoises ou régionales) de se regrouper pour répondre à leurs besoins en soins de santé.
Les citoyens se regroupent sous forme coopérative pour créer, ici une crèche, là un centre de santé, ou encore des services périscolaires.
On peut qualifier l’exemple québécois de modèle d’organisation permettant une citoyenneté active et dynamique.
Penchons-nous à présent sur le modèle japonais.
Le système nippon est fondé sur la verticalité des relations. La notion de groupe est naturellement plus orientée dans un sens hiérarchique que dans un rapprochement entre classes sociales. En France comparativement, on parlera de solidarité par classe sociale ou entre ouvriers de différentes usines, alors que le modèle japonais privilégie l’appartenance prioritaire à une entreprise ou à une administration quel que soit le niveau socio-professionnel.
Le maillage hiérarchique japonais très fort, est ressenti comme bien moins subi et coercitif. L’autorité n’est pas nécessairement perçue comme une contrainte, tant qu’elle contribue au fonctionnement global, peu importe si les notions de choix, de prise d’initiatives ou le sentiment de liberté s’en trouvent étouffés ou contraints. Ainsi, il y aura une plus grande solidarité entre un ouvrier et un patron issus d’une même société, plutôt qu’entre ouvriers de structures différentes. Il y a peu de place dans la société japonaise pour l’individualisme au sens occidental du terme, où souvent les droits priment sur le devoir.
Les apprentissages réalisés par l’enfant pendant son éducation (les enfants participent à l’entretien de leur classe, ont de nombreuses activités de clubs, des responsabilités partagées entre grands et petits…), prend en compte la vie en groupe organisé ce qui permet de normaliser la conduite de chacun. Les réactions imprévisibles ou individualistes sont réprimées au nom de la cohésion du groupe.
Il en résulte une responsabilité réciproque interpersonnelle, sorte de Mutualisme. Chacun est responsable à la fois de soi-même et d’autrui. Ce mutualisme cultivé à l’école se poursuit dans l’entreprise où le travail d’équipe est sans cesse favorisé : le résultat obtenu par l’équipe est supérieur à la somme des capacités individuelles de chacun des membres. Lors des recrutements les qualités « sportives » de meneur de jeu par exemple sont tout aussi appréciées que l’intelligence, car le travail est essentiellement un travail réalisé en commun.
Parlons maintenant d’internet et des nouvelles technologies.
Quel rôle la toile peut-elle jouer au regard des nouvelles formes de solidarité ?
A la première question qui nous était posée, à savoir qu’y a-t-il donc de nouveau sous le soleil en matière de solidarité en ce début de 21ème siècle, notre réponse a été immédiate : S’il y a quelque chose de neuf c’est forcément lié à internet, qui au même titre que l’imprimerie à l’époque de sa découverte, est en train de révolutionner les modèles de fonctionnement des sociétés humaines.
Le salut peut être se trouve dans le monde virtuelo-réel d’Internet. Virtuel car il n’a pas d’existence propre sans l’ingénierie (câble, ordinateurs, électricité…) et réel car ce sont les Hommes qui le font vivre.
La force d’internet est de s’affranchir des frontières, qu’elles soient physiques ou linguistiques. Il permet notamment l’existence de nouvelles communautés privilégiant la diversité culturelle et les espaces collaboratifs.
Il existe par exemple des chaînes de solidarité comme le « book-crossing » consistant à donner des livres dans la nature pour qu’ils puissent être lus par d’autres, qui à leur tour les laisseront dans la nature.
Chaque livre est tracé et on peut suivre son parcours sur internet. Un tel système mêle solidarité territoriale et curiosité intellectuelle.
Toutefois, Internet permet de multiplier les lieux de solidarité sous diverses formes. Par exemple, les sites de partage de musique à travers des blogs. Des sites ont permis également d’ouvrir des espaces de paroles fédérant des personnes autour d’un thème, d’une cause (la maladie, la mode, la géopolitique, tombes virtuelles pour se recueillir, etc….). La collaboration aux blogs (écriture d’articles, réponses en commentaire etc..) a permis un développement de l’écoute attentive, collective : bref une certaine idée de la solidarité.
Le 13 novembre dernier, les réseaux sociaux ont joué un rôle essentiel pendant les attentats de Paris. Des habitants de toute la capitale proposaient à des inconnus de venir se réfugier chez eux quand ils étaient dehors, à découvert, ou dans l’incapacité de rentrer chez eux. Les réseaux sociaux, souvent décriés, ont ici prouvé toute leur utilité.
Notre société européenne en générale et française en particulier est-elle à ce point malade que nous en sommes amenés à nous interroger sur sa capacité à produire des réponses solidaires aux maux qui sont les siens ?
Les nouvelles solidarités ne sont-elles pas une réponse à un système où la rentabilité l’emporte sur le service et la finance, un système où le citoyen se déresponsabilise et se positionne comme un consommateur, exigeant de la puissance publique les services et équipements qu’il considère comme dû.
Dans la première partie, nous avons parlé de l’exemple du micro-crédit. Ce modèle a essaimé un peu partout dans le monde. En France, il existe de nombreux dispositifs de micro-crédit, souvent mis en place de manière institutionnalisée. Ces crédits sont destinés aux personnes ayant des difficultés d’accès à l’emprunt pour des projets soit économiques (création d’activités) ou même d’insertion sociale (aide aux permis de conduire, accès à une formation…).
Le principal opérateur français est l’Association pour le droit à l’initiative économique, l’ADIE. Elle délivre 10 000 à 13 000 microcrédits par an à des chômeurs ou des bénéficiaires du RSA créateurs de leur propre emploi, ou à des travailleurs pauvres.
De même, le social-business, nous le retrouvons également en France, à travers le champ de l’économie sociale et solidaire et de l’entrepreneuriat social.
Ce concept désigne un ensemble d’entreprises organisées sous forme de coopératives, mutuelles, associations ou fondations. Leur fonctionnement interne et leurs activités sont fondés sur un principe de solidarité et d’utilité sociale. Ces entreprises, soumises aux lois du marché, adoptent des modes de gestion démocratiques et participatifs. Elles encadrent strictement l’utilisation des bénéfices qu’elles réalisent. Le profit individuel est proscrit et les résultats sont réinvestis.
En France, l’économie sociale et solidaire a le vent en poupe ces dernières années, De nombreuses SCOP, SCIC se développent.
Quand à l’exemple québécois des coopératives de services, sûrement que nous verrons très prochainement émerger des initiatives similaires dans notre pays.
Nos comportements de consommateurs changent fortement. De nouvelles pratiques concernent nos modes de consommations : recycler au lieu d’acheter, développer le troc, privilégier les services de proximité, récupérer pour donner une nouvelle vie à des biens de consommations, réduire et valoriser les déchets.
Ces comportements redéfinissent nos rapports aux autres en induisant de nouveaux modes de soutien (exemple des circuits courts entre producteurs et consommateurs, économie circulaire) et en créant de nouveaux liens entre les personnes.
Le monde agricole français et européen est particulièrement concerné par ce phénomène, via par exemple le soutien apporté aux producteurs locaux à travers les dispositifs AMAP, la vente directe, les magasins paysans entre autres. En privilégiant ces modes d’approvisionnement, le consommateur se repositionne au cœur du système, véritable acteur solidaire de pratiques plus respectueuses de l’homme (nous sommes bien dans le commerce équitable) mais aussi de l’environnement.
Mais on retrouve bien entendu ces phénomènes dans d’autres champs de notre économie.
En guise de conclusion :
Que ce soit en France, en Europe et aussi dans le reste du monde, de nouveaux comportements plus solidaires émergents.
Ces nouvelles formes de solidarités interrogent, en particulier sur les motivations qui ont mené à leur développement. Pouvons nous distinguer les formes de partage à caractère réellement solidaire de modèles économiques qui ne le sont pas vraiment, même s’ils s’en réclament (le co-voiturage existerait-il sans compensation financière).
N’est ce pas plutôt la crise qui nous pousse (ou nous oblige) à faire preuve de solidarité. Alors nous serions là dans une solidarité à finalité purement pécuniaire, où nous adopterions de nouveaux comportements car nous y aurions un intérêt économique. Dans ce cas, nous sommes loin du don de soi qui doit caractériser la solidarité.
Pour notre part, nous préférons y voir une attitude de résistance face à des modèles économiques à la fois destructeurs mais aussi individualisant et qui caractérisent la victoire du néo-libéralisme : la mondialisation de l’économie, les politiques agricoles hyper-productivistes, l’hyper consommation, bref, le règne de l’hyper.
Sommes nous arrivés, à travers ces nouveaux comportements, à enfin prendre conscience de l’aberration de notre système économique, qui privilégie l’exploitation à outrance : exploitation de celui qui produit, à des milliers de kilomètres, qui n’est pas rétribué à la juste valeur de son travail. Exploitation de celui qui consomme, et qui est trompé sur le coût et la qualité réels du bien acheté. Le tout bien évidemment contrôlé par les tenants des dividendes outranciers.
Mais la solution n’est-elle pas dans la proximité, le retour au local, à ce qui fait lien entre les personnes. A ce titre, Grameen Bank signifie la banque du village.
Le retour au local, à la proximité, n’est ce pas là le moyen de lutter contre la montée de l’individualisme. Arrêtons de croire que la concurrence est supérieure à toute autre forme de solidarité ou d’interdépendance.
Il est urgent de réintroduire dans nos comportements les notions de réciprocité, remettre au premier plan nos besoins relationnels et spirituels, plus que nos besoins matériels. Pour construire (ou reconstruire) une société du vivre ensemble, le développement des nouvelles formes de solidarités est un levier à actionner.
Privilégier la proximité, les modèles coopératifs et mutualistes, les relations directes, l’économie sociale et solidaire, bref, tout ce qui eut permettre de remettre l’être humain au cœur du système, afin de reconstruire la société de demain.