« L’autre, un outil de travail quotidien pour le FM »
Voyons d’abord l’angle sous lequel nous avons abordé ce travail.
Cette phrase « l‘autre, un outil de travail quotidien pour les FM » ne signifie évidemment pas que l’autre soit réduit à l’état d’objet expérimental pour le franc-maçon, il apparaît au contraire comme la clé d’entrée dans la connaissance de soi et donc de l’amélioration individuelle. Le grade de compagnon est celui du travail, et nous possédons à présent de nouveaux outils afin d’accomplir notre tâche à savoir aller à la rencontre de l’autre et parcourir le monde à la découverte de nouveaux horizons.
Derrière cet objectif ambitieux, se cache l’idée d’un cheminement initiatique personnel qui ne peut exister qu’à travers l’autre. C’est à nous de nous efforcer à maintenir l’équilibre physique, intellectuel et moral, et de développer la vertu créatrice de l’égrégore, de perpétuer le travail de nos anciens et de transmettre nos valeurs aux générations futures.
Cette amélioration personnelle qui nous anime est un labeur de chaque instant, elle s’effectue en loge mais surtout dans le monde profane, où nous passons le plus clair de notre temps. Pourrait-elle avoir lieu sans l’aide, le soutien et l’apport d’autrui ? Nous ne le pensons pas…
Mais qu’est-ce qui distingue l’homme de l’animal du point de vue social ?
Parmi les étapes de l’évolution de l’univers depuis le big-bang, l’apparition de la vie et l’éveil de la conscience sont les plus troublantes et en tout cas les moins bien comprises. Et sans doute l’apparition de la conscience de soi est-elle indissociable du processus d’hominisation. Au cours de cette évolution, les organes des sens ont joué un rôle majeur comme le rappelle le rituel de Compagnon, puis sont apparus le langage et la pensée abstraite. Parfois, des souvenirs de notre première enfance liés à l’éveil des sens et antérieurs à la maîtrise du langage, émergent de notre inconscient. La conscience de soi existe donc peut-être indépendamment du langage. D’ailleurs, des recherches récentes en éthologie, montrent que, de ce point de vue, la frontière entre l’espèce humaine et d’autres espèces animales est assez floue… Peut-être faut-il chercher ailleurs ce qui distingue l’homme de l’animal : par exemple chez François Rabelais lorsqu’il disait que « le rire est le propre de l’homme », caractéristique associée au fait que l’homme est un animal social.
Une particularité de l’homme est en effet de vivre en société, cependant, on voit mal ce qui, en la matière, le distingue des abeilles, des loups ou des oiseaux migrateurs, organisés en collectivités qui n’ont parfois rien à envier aux nôtres. Si l’on devait chercher le propre de l’homme dans son rapport à la vie en société, il faudrait dire que l’homme a fait un choix, alors que les animaux obéissent à un code naturel.
Il existe entre ces mêmes hommes un contrat fondateur par lequel, un jour, ils décidèrent de sortir de l’état de nature et de violence quotidienne pour se constituer en société, régie par des lois. Dans « Du Contrat Social », Jean-Jacques Rousseau présente la société comme le fruit d’un pacte que chacun passe avec les autres et avec lui-même. C’est ce qu’on appelle le volontarisme ou le contractualisme politiques : les hommes décident de vivre en société, de dire non à une forme de liberté naturelle en échange d’une vie plus paisible. Il y aurait alors une grande différence avec les animaux comme les abeilles ou les loups qui, eux, ont toujours vécu en « sociétés ».
Mais les choses en réalité ne sont pas si simples, car il n’existe aucune preuve que ces contrats fondateurs ont réellement eu lieu, il semblerait qu’il s’agisse plutôt de fictions de l’origine. Cette sortie de l’état de nature n’ayant probablement jamais eu lieu, le problème de la différence avec les animaux grégaires se retrouve donc posé. Il est cependant important de dire que cette vie en société comme le dit Sigmund Freud, oblige les individus à refouler une partie de leurs instincts naturels, ce qui n’est pas exigé de l’abeille pour participer à la vie de la ruche, ou du loup pour avoir sa place au sein de la meute. Ce ne serait pas alors la vie en société qui constituerait le propre de l’homme, mais les conséquences de cette vie en société sur le psychisme des individus : autrement dit, le refoulement et l’inconscient…
Cette problématique nous conduit alors directement au thème de l’inconscient, sachant que l’autre se construit dans sa relation avec autrui, il doit refouler ses pulsions, ses sentiments… et subit toutes sortes d’ interdits (sociaux, moraux), en vivant au milieu des autres, au cœur d’une civilisation qui a exigé de lui le refoulement de la part de sa nature qui s’opposait à la vie sociale. Il s’agit de nous représenter à la fois égoïste et altruiste, chacun maintenant cet équilibre par une alchimie subtile qui est issue de la trajectoire de chacun, de ses expériences, de ses rencontres, de ses représentations. Je suis humain et je me définis comme tel car l’Autre interagit continuellement avec moi. L’Autre est cet outil qui m’est essentiel au quotidien.
Et si la perception de l’autre comme outil pouvait nous éclairer ?
En effet l’outil constitue le prolongement de nos mains, il finit par faire partie de soi lorsque nous le manions. Mais cette dextérité à utiliser un outil demande également un temps d’apprentissage, de labeur, de déboires, et de satisfaction. On peut dire qu’il existe tout un processus pour arriver à le maîtriser. Le tailleur de pierre ou plus symboliquement le FM doit apprendre à se servir du ciseau et du maillet, (chose qui n’est pas innée) et demande un temps d’apprentissage mais, il lui faut aussi appréhender le support, l’observer, le comparer et c’est à force de courage et de perspicacité que la pierre prendra la forme de la sculpture souhaitée.
Seulement il est indispensable de réaffûter le ciseau, de le faire évoluer, voire de le remplacer, car le temps nécessaire pour forger une œuvre dépendra du sculpteur, de la pierre, mais aussi des outils … Sur ce constat, se pose la question de savoir comment faire vivre notre fraternité au travers de l’Autre, l’Autre qui change, qui évolue et prend le visage de personnes qui marquent nos vies à mesure que le temps passe …
Cette réflexion nous amène d’une certaine manière au mythe de Sisyphe, obligé de réaliser son inlassable « travail » qui s’apparente en définitive à une torture : notre pierre, nous devons la pousser, la tailler jour après jour et Camus nous exhorte à imaginer que Sisyphe est heureux. Le FM a une part de Sisyphe qui sommeille en lui : il aspire à la concorde universelle même s’il a la conviction qu’il poursuivra cette même quête jour après jour …
La FM rassemble ce qui épars, soit, mais comment entretenir cette harmonie changeante et évolutive et quels outils déployer et réaffûter ?
L’autre nous est-il indispensable ?
Selon René Descartes « je pense donc je suis », le sujet est auto-défini, ce qui signifie qu’il n’a pas besoin des autres pour penser ou pour être heureux, la preuve de notre existence ne nous est pas donnée par les autres hommes, mais bien par notre seule conscience. Le sujet n’a donc pas besoin des autres pour être conscient de lui-même.
Seulement cette conscience de soi ne peut être objective, et dans ces conditions, la vision que nous avons de nous-même semble être déformée de toute réalité. Voilà une représentation certes historiquement décisive mais qu’il convient de réinterroger.
Selon Hegel, le sujet sans l’autre ne peut avoir qu’une conscience subjective de lui-même, ce qui nous montre que le travail que nous faisons en loge, avec nos frères est justement une façon de parvenir à cette conscience objective de soi et le rituel nous le rappelle lorsqu’à la question es-tu FM ? Il est répondu : mes sœurs et mes frères me reconnaissent comme tel. L’autre est donc présent au cœur de la conscience que nous avons de nous-même et paradoxalement il peut nous paraitre si éloigné de ce que nous sommes.
« Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis » Cette phrase de Antoine de St Exupéry et inscrite à l’entrée du temple de la rue Cadet montre l’importance de l’autre dans notre vie. C’est cette différence qui nous enrichit.
C’est à travers l’autre que nous nous sentons exister, c’est à travers l’autre que nous nous situons en tant qu’homme, nous savons où est notre place grâce à lui, place familiale, place sociale, place professionnelle. Nous sommes catégoriser et le faisons également en retour, nous avons tous besoin de savoir où est notre place, c’est pourquoi, lors d’une nouvelle rencontre, l’une des premières questions qui nous anime, que fais-tu comme métier ? Ce qui revient a demander quelle est ta place dans la société afin que je puisse me positionner. Cette question ne fait état d’aucune curiosité malsaine et ne comporte aucun préjugé seulement la volonté de se situé dans un espace définit, peut-être une manière pour nous de nous rassurer ?
L’autre est si différent de moi comment ne pas en avoir peur
Celui qui est différent de moi, me fait peur. Il possède en lui tout ce que je déteste, les défauts les plus abjects, autrui est celui qui est capable du meilleur mais surtout du pire. Il exploite, fait souffrir et tue les gens de son espèce, il vit en détruisant ce qu’il a de plus précieux, la nature qui lui permet d’exister… autrui porte en lui tout ce qui me révulse … …L’autre représente l’ambition, la prédation, la destruction, je sais qu’il est capable des pires abominations, des pires horreurs, et qu’un jour il sera sûrement à l’origine de l’extinction de l’espèce humaine.
L’autre vit différemment de moi, les valeurs auxquelles je tiens et qui prennent une place si grande pour moi sont-elles partagées par lui ? La vie que je place au-dessus de tout, est-elle aussi importante pour autrui que pour moi? L’autre apporte la guerre, la haine et la violence, en quelque sorte me rappelle que finalement je ne maîtrise que peu de chose dans mon environnement si ce n’est ma propre existence et encore…
L’autre dans sa différence m’empêche d’être véritablement libre, il m’impose sa place dans un espace de vie que je sais limité.
L’autre me rappelle quotidiennement ma finitude, il fait l’objet de faits divers, en commettant des atrocités innommables, il peut décider de programmer la mort autour de lui sans avoir une once d’humanité.
Cependant, l’autre est à la fois « enfer », si les rapports avec autrui sont tordus, viciés au point d’être esclave du jugement d’autrui selon Jean-Paul Sartre et également « source de bonheur », si autrui m’enrichit, ce qui nous conduit à la symbolique du pavé mosaïque. L’être humain présente un double visage Dr Jekill et Mr Hyde, d’ombre et de lumière, des exemples de meurtriers épargnant des vies, sans explication apparente, ou mêmes se révélant altruistes dans des circonstances particulières, laisse présager qu’il peut exister une part d’humanité en chacun de nous.
Ces manifestations d’empathie s’expliquent, au moins en partie semble-t-il, par l’existence de neurones miroirs qui réagissent aux émotions de l’autre.
L’autre en moi
Et finalement, l’autre n’est-il pas moi ? Ma peur, ma détestation d’autrui n’est-elle pas ma propre détestation. Je possède en moi ce que je déteste le plus chez autrui, ne suis-je pas l’horreur que je vois chez l’autre ??? Ma peur d’autrui n’est-elle pas en fait la peur de moi-même, un homme ou une femme que je ne connais pas. Tous simplement parce que nous ne nous connaissons pas.
L’autre est aussi construction de soi dans cette interaction permanente, outrageuse, difficile mais indispensable. Que sommes-nous ici, si ce n’est une conjonction d’autres ? Notre mode de fonctionnement de l’apprenti muré dans son silence à la demande imposée de parole au surveillant, parole qui se veut policée, synthétique et réfléchie nous impose d’aller au-delà de la réaction viscérale pour appréhender, accepter et construire à partir de l’autre parole reçue. Ce mode de fonctionnement permet ainsi la construction de soi, le polissage de la pierre au travers du discours de l’autre. Une fois la parole reçue nous pouvons faire à l’autre et aux autres le cadeau d’une réflexion assagie, mesurée et dépassionnée. A cet autre sur les colonnes qui est à moi, l’autre que je suis pour lui. S’il n’y avait pas d’autres nous ne serions pas celui que nous sommes. S’il n’y avait pas d’autres il n’y aurait ni art, ni expression, ni culture. L’autre est une conquête permanente et ce d’autant plus si l’autre est femme (nous sommes encore entre homme à ce grade). Faire le bonheur de l’autre, une petite phrase, une grande idée de philosophe du bonheur à la Frédéric Lenoir, mais pourquoi ne pas se lever le matin en se demandant comment y réussir ? Quelle société pourrait se concevoir avec ce souci permanent ? Pas la nôtre en tout cas.
Ce défi pour le compagnon qui apprend à voyager est-il chose facile ? Non, mais le grade de compagnon est celui de l’altérité !!!! Quand le compagnon prend sa besace chargée de pain et de vin pour son voyage, est-ce pour aller pique-niquer seul à l’ombre d’un saule, où est-ce « pour aller porter à l’extérieur du temple les vérités acquises… », pour offrir, échanger, partager son expérience de maçon en construction avec l’autre de rencontre, ce profane qui peut être un maçon en puissance. Et pour ce faire le compagnon a reçu abondance d’outils et de symboles.
Le maillet et le ciseau nous rappelant que nous devons avant tout gommer nos aspérités, défauts et préjugés, qu’il ne sert à rien de travailler avec l’aide d’autrui si nous ne sommes pas capable de travailler d’abord sur nous-même.
L’équerre et le compas nous ramenant à notre quête de recherche de justice et de liberté, l’équerre permettant de trouver l’angle droit, servant de socle pour bâtir une construction saine et pérenne, le compas servant à tracer le cercle protecteur de la fraternité universelle.
La règle et le levier symbolisant la puissance du travail, la règle pour une ligne droite susceptible de se prolonger jusqu’ à l’infini, emblème de l’inflexibilité de la loi morale, ne pouvant se plier, se tordre au bon vouloir de chacun, elle reste la même pour tous. Le levier quant à lui, nous pousse à utiliser notre discernement, il nous rend capable de dépasser nos limites, voire de soulever des montagnes.
Le niveau, marquant l’horizontalité, figurant les efforts qu’il nous faut effectuer pour réaliser l’égalité sociale, le niveau est l’outil qui vérifie la conformité du travail accomplie, et par incidence la conformité de l’œuvre. Il nous pousse à l’humilité, au contrôle du travail accompli, et a accepter parfois de faire des erreurs.
La truelle, symbolisant l’achèvement du travail, permettant de rassembler les pierres pour les élever. Le liant utilisé qu’il soit mortier ou chaux, a pour objectif la fraternité, la tolérance et le respect de toutes les pierres qui composent l’ouvrage.
Bref, tous ces outils que nous avons reçus en héritage nous rappellent l’importance du travail sur soi mais surtout de l’existence de l’autre en moi.
EN CONCLUSION ce thème de l’altérité, pour être totalement exhaustif aurait mérité quelques approfondissements sur des sujets bien précis et auxquels vous échapperez ce soir mes frères, à savoir l’altérité et l’intégration : tant que l’autre est abordé sous un angle général un peu abstrait, l’altérité se porte bien, tout le monde est altérophile, mais dès que les choses se concrétisent et qu’il faut supporter le bruit du voisin ou, pire encore, les différences culturelles au quotidien, les choses se gâtent… Intégrer l’autre lorsqu’il s’agit d’un étranger n’est pas une mince affaire. Pourtant une véritable civilisation n’est-elle pas justement la coexistence pacifique de plusieurs cultures différentes comme au temps d’Averroès ?
Nous aurions pu aborder aussi le thème du néo-libéralisme et impossible altérité : le néo-libéralisme (Milton Friedmann) génère compétition permanente, individualisme et cupidité. C’est le modèle dominant à l’échelle planétaire. L’autre est le concurrent ou le marchepied utile pour ma progression matérielle… La devise est : « que le meilleur gagne ». Les plus fragiles sont laissés sur le bord de la route. Handicap et fin de vie sont vécus le plus souvent dans la solitude. Le sentiment d’être seul contre tous se développe dès la cour de récréation puis dans le parcours de vie. On voit se développer le célibat…
Nous aurions pu très bien traiter aussi de l’autre et la laïcité : L’altérité est la reconnaissance de l’autre dans sa différence. C’est une valeur essentielle de la laïcité qui privilégie le métissage des cultures comme source d’enrichissement et de paix. Évidemment la différence n’est pas une valeur en soi. Il y a des différences inacceptables, en particulier celles qui ont précisément pour objet ou pour conséquence de nier à l’autre son propre droit à la différence.
Nous aurions pu traiter de l’autre et de l’économie du bonheur : Pas de corrélation entre accroissement du bonheur et amélioration du pouvoir d’achat si ce progrès touche tout le monde de la même manière. Pour être heureux encore faut-il que les autres soient plus malheureux que moi. Cette idée prend appui sur des enquêtes montrant que l’indice de satisfaction n’a pas suivi l’évolution du PIB durant les 30 glorieuses. Cela vient contredire le slogan utopique de 68 : « le bonheur des uns fait le bonheur des autres ».
Vous échapperez aussi mes frères, à ces quelques lignes que nous aurions pu souligner venant d’un hôtel si haut perché de l’orient : « C’est par le bonheur de l’autre que nous construirons notre propre bonheur. C’est par la prise en compte de l’autre que nous construirons notre propre liberté, nécessairement limitée. Le bonheur n’est atteignable que si nous acceptons les limites de nos vies. Une fois fait le deuil d’une liberté absolue, chaque instant de vie peut devenir une véritable célébration. »
Bref pour finir, l’autre est un véritable champ d’exploration pour le franc-maçon, il nous ramène à notre condition d’homme imparfait et incomplet. A travers nos rencontres et nos échanges, nous évoluons dans une dynamique positive qui n’a d’autres effets que d’améliorer l’homme et l’humanité. Il nous met en mouvement, il fait bouger nos certitudes, ébranle nos convictions, il nous fait donc douter de nous- même et du même coup permet de nous connaître nous-même toujours un peu plus.
NOUS AVONS DIT :.
30 Janvier 2015 au grade d’App