Les mots pour le dire
Une sœur qui vient d’accéder à la parole nous livre ses impressions.
Me voilà confrontée à ma grande crainte devant la parole. Je pressens les mille richesses et les mille difficultés de cette forme d’expression qui me relie avec tant de complexité aux autres. La couleur de la voix, l’intonation, la faiblesse de la voix, les mimiques…
Bien sûr tout ça, compte
Mais les mots, les mots, ….
Le problème est là,
il me faut trouver les mots pour le dire.
J’ai alors cherché autour de moi, quel problème posait cette histoire de « mots » et j’ai tiré le fil d’une pelote incroyable qui relie tant de choses qu’on en perdrait son latin.
En un mot, beaucoup de mal a été fait aux mots, au point de leur faire perdre la tête puis la parole. Malgré tout, je vous raconte :
Il y a bien longtemps, les choses étaient encore simples. Jean-Claude Carrière (conteur et écrivain) explique comment les récits mythiques, qui se transmettaient entre générations, avaient une fonction régulatrice, cohésive. Je le cite : « Le mythe raconte comment un peuple est né, quel est son héros fondateur (exemple Moïse) et en même temps qu’il se raconte son origine, ce peuple se donne des règles de vie; Le mythe dit : vous êtes de là et voici comment vous devez vous comporter entre vous. Le mythe entraîne une morale, une façon de vivre ensemble, des mœurs. »
Fin 2013, Pierre Yves OUDEYER (roboticien, directeur de recherche à l’INRIA
(Institut National de Recherche en Informatique et en Automatique) a fait paraître un livre « Aux sources de la parole… ». Il s’intéresse à la modélisation de l’apprentissage de la parole chez l’humain pour l’appliquer aux robots. Il s’est interrogé sur l’origine de la parole.
Comment se forment les langues et comment évoluent elles ? Comment un enfant apprend-il à parler ?
Il a, entre autre, observé l’influence de la parole sur le développement social des humains. Il dit « le pouvoir de la parole humaine, entre deux ou plusieurs personnes, c’est le pouvoir que, tout d’un coup, ce que l’on dit touche quelqu’un au point que quelque chose change… c’est le propre de l’oralité, bien plus que de l’écrit »
Dans un autre registre, John Langshaw Austin, un brillant philosophe du langage des années 50, disait à peu près la même chose.
« Nous parlons non seulement pour décrire la réalité, mais aussi pour la changer ». Il considérait que la parole est régie par des conventions sociales et qu’elle construit la réalité. Elle construit un rapport de forces entre les interlocuteurs. La parole de l’un sert à modifier le comportement de l’autre.
Quelques années avant lui Freud venait de développer la pratique psychanalytique, qu’il faisait reposer fondamentalement sur la « cure par la parole ». On admet volontiers aujourd’hui que les paroles, la musique, ont un effet notable sur l’état psychique de la personne qui les écoute.
Pierre Bourdieu, s’est opposé à Austin, car il voit, lui, dans la parole, dans les mots, non pas un simple instrument de description, mais « un système général de domination ». Bourdieu fait le constat que la langue officielle, qui existe dans chaque pays, est inégalement maîtrisée par les classes sociales. Il en conclut que le langage ne sert pas seulement à communiquer, il sert aussi et surtout à dominer.
S’il admet ainsi le pouvoir des mots, Bourdieu démontre que le statut de la personne qui les emploie est la source réelle de ce pouvoir. Il donne un exemple concret « si le capitaine donne un ordre au soldat, l’ordre est exécuté non pas grâce au pouvoir des mots, mais à celui de l’institution militaire, (incarnée par le capitaine). Si le soldat donnait le même ordre (avec les mêmes mots) il ne serait bien sûr pas suivi d’effet ».
==> Ce que je retiens de tous ces penseurs c’est que depuis nos plus lointaines manifestations de vie sociale, et même tout au long de notre évolution, la parole, les mots ont un pouvoir fondateur : ils construisent l’enfant comme ils construisent une société.
Les mots, les paroles puisqu’ils construisent, sont alors aussi capables de réparer
Et donc, malheureusement, mais bien évidemment, ils sont aussi capables de détruire, de dégrader.
Si les mots, les récits, structurent une société,ils servent aussi à la dominer
Il me semble que nous sommes confrontés à un multi phénomène : les dominants ont le pouvoir de la langue officielle, doublé du pouvoir de leur statut social, soit, mais ils ont en même temps, aujourd’hui, le pouvoir sur les moyens de propager cette parole officielle. Ils ont le pouvoir d’imposer leurs mots. La multiplication des moyens de communication, par leur diversité, leur nombre et leur instantanéité, est une chance mais aussi un danger que les sociétés n’ont jamais connu au paravent, à une telle échelle. Le réseau mondialisé des media est une arme de domination massive. On le sait la détention des media par un minimum de personnes et d’organisations, est un danger majeur pour la liberté d’expression mais aussi pour notre liberté de penser.
Puisque les mots nous construisent, si ceux qui ont le pouvoir d’imposer les mots de la langue officielle, modifient le sens de ces mots, ces gens-là nous déconstruisent et nous façonnent selon leur volonté. Les mots sont un outil de manipulation redoutable.
On entend parfois dire que les mots ont perdu leur sens profond. N’ont-ils pas plutôt dérivé au grès des besoins d’une prise de pouvoir sur nous ?
Je ne fantasme pas sur un complot mondial. Non, l’histoire nous rapporte que cela s’est déjà produit quand Goebbels, en charge de la propagande nazie, a mis au point la langue du III° Reich. C’est Victor Klemperer, professeur juif de l’université de Dresde, qui écrira un texte, en 1947, sur ce qu’il appelle la LTI, la Lingua Tertii Imperii, la langue du III° Reich, dans lequel il analyse, jour après jour, l’effet dévastateur de cette langue. Il dit « L’effet le plus puissant de la propagande nazie ne fut pas produit par des discours isolés,…, ni des tracts ou des affiches. Le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques, qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente ». Le III° Reich a « changé la valeur des mots et leur fréquence….assujetti la langue a son terrible système, gagné avec la langue son moyen de propagande le plus puissant ».
En hommage à Klemperer, Eric HAZAN, chirurgien et penseur, décrivait en 2006 ce qu’il appelle la LQR, La Lingua Quintae Respublicae. La langue de la V° République. C’est selon lui la langue de la domestication des esprits qui nous a envahi, dans les journaux et le 20h de la télé. Il dénonce une domination par imprégnation lente d’une propagande du quotidien. Il démontre « une façon d’essorer les mots jusqu’à ce qu’ils perdent leur sens ». Ses exemples sont saisissants. Je vous en donne quelques uns.
Au lieu de dire « organisation syndicale » on doit dire «partenaires sociaux »
à la place de « cotisations retraite» on parle de « charges sociales »
Il faut parler des « élites » au lieu de dire des « responsables »
On assiste à des « émeutes » quand il s’agit de « révoltes »
Un patron devient un « entrepreneur »
Un résistant devient un « terroriste »
Un crime de guerre est un « dommage collatéral »
Et un pays du tiers-monde est devenu un pays émergent.
Mais le raffinement suprême est l’emploi d’oxymores, vous savez ces expressions qui contiennent un mot et son contraire. Exemple : un clair-obscur.
Utilisées d’habitude pour exprimer quelque chose d’inconcevable, on dit que les oxymores créent donc « une nouvelle réalité poétique ».
Appliquées à la société, à l’économie, elles créent une nouvelle réalité sociétale, en tout cas elles nous la font passer pour ce qu’elle n’est pas.
Je vous donne quelques exemples et vous allez voir combien nous sommes cernés :
La croissance/négative (vous savez ces augmentations qui sont lentes)
TVA/sociale
Frappe/chirurgicale
Egalité / des chances (le hasard fera le reste, n’est-ce pas?)
Flexi sécurité
Pour Eric HAZAN la LQR est une nouvelle arme, adaptée à notre siècle, qui a substitué la domination par les media (et par le langage) à la guerre civile. On ne veut plus mater l’insurrection dans la rue, on cherche avant tout à escamoter le conflit (la contradiction, l’opposition), à les rendre invisible et inaudible : la LQR s’emploie à assurer l’apathie des masses.
Si vous cherchez ceux qui veulent faire régner leur ordre, cherchez à qui appartiennent les media. Un innocent aux mains pleines a un jour reconnu sans y prendre garde qu’il s’employait, sur sa chaîne de télévision, à « vendre du temps de cerveau disponible ».
Cette trituration des mots est une technique de brouillage. Celle qui apporte la confusion des esprits, la dilution des valeurs, l’explosion des repères. Cette technique langagière est assez proche de celle de la stratégie de « triangulation » très pratiquée par les politiques de tous poils.
La triangulation ça consiste à utiliser des concepts et des mots habituellement attribués à une idéologie adverse. Cette technique, très déstabilisante pour l’adversaire, a malheureusement des conséquences dévastatrices dans la société. Elle est très pratiquée par les partis d’extrême droite en ce moment en France.
Et cette dilution du sens des mots majeurs, comme celui de « démocratie » ou de « Laïcité », qui sont fortement chargés de sens, qui sont au fondement de notre « contrat » social contemporain, est un grand danger pour la paix sociale et pour nos libertés.
Dans un autre genre, George Orwell dans son roman « 1984 » (1949), décrivait le « Novlangue » la langue officielle d’Océania, dont le principe était simple : plus on diminue le nombre de mots d’une langue ==> plus on élimine les finesses du langage ==> et du coup on diminue le nombre de concepts avec lesquels les gens peuvent réfléchir ==> ainsi plus on rend les gens incapables de réfléchir ==> alors on rend impossible l’expression des idées potentiellement subversives et en tout cas on élimine la critique du pouvoir dominant.
« L’objectif ultime étant d’aller jusqu’à empêcher l’« idée » même de cette critique ».
Ceux qui ne maîtrisent pas la langue officielle, ceux dont la palette de mots est de plus en plus réduite, ceux qui ont un vocabulaire sous contrôle, ceux-là sont réduits au silence dans le meilleur des cas. Ils sont potentiellement des instruments car ils sont devenus manipulables, asservis par les moyens de propagande massifs que sont la télévision et les medias en général.
A ce bruit permanent de mots et de paroles pollués, s’ajoute désormais la perversion du récit et pour tout dire, sa disparition.
Là où nos anciens se racontaient leurs mythes fondateurs, où se mêlaient des héros légendaires et une morale partagée, aujourd’hui on nous abreuve d’histoires à dormir debout grâce à la technique du Storytelling. C’est une belle invention que l’on doit en partie à Ronald Reagan, qui n’était pas acteur pour rien, et qui a su mettre en récit sa propre légende pour gagner des élections présidentielles. Appliquée à l’image de Marilyn Monroe pour qu’elle soit une star qui brille au firmament hollywoodien, ça n’a pas de graves conséquences. Mais quand cette méthode se propage à tous nos politiques qui se transforment en héros d’une légende républicaine, ou bien à tous nos capitaines d’industrie, grands promoteurs de l’entrepreneuriat, et qui désormais lavent tous plus blanc que blanc, nous atteignons là la plus importante dérive des techniques du marketing et de l’usage des medias.
Christian SALMON, pense pire encore. Il dit « l’effondrement de la confiance dans le langage ne tient pas seulement à des effets de manipulation mais à une indifférenciation entre la vérité et le mensonge, qui est devenue la règle ».
Il considère que le « 11 septembre 2001, une nouvelle vie verbale a commencé. Le langage s’est démonétisé. Il n’a plus cours qu’au marché noir des medias où abonde la fausse monnaie des rumeurs et des anecdotes ». Nous traversons selon lui une crise mondiale de la narration, nous sommes devenus incapables de vivre et d’échanger des expériences. C’est à l’audimat que l’on confie le soin de trancher entre le faux et le vrai, le réel et le fictif. On n’échange plus sur nos expériences réelles, on subit des mises en scène.
Tout comme les mots ont été subvertis, les récits sont devenus des show, des reality-shows.
Nous étions déjà devenus pauvres en mots, l’attentat contre le World Trade Center a « plongé le monde dans la stupeur qui suit les grandes catastrophes symboliques : Pompéi, Hiroshima, Tchernobyl. Des catastrophes hallucinatoires parce qu’elles nous laissent sans recours narratif » dit SALMON.
Cette analyse m’a fait penser à cette œuvre de Paul Klee : Angelus Novus,
que Walter Benjamin adorait. Elle lui faisait penser à la violence qu’exerce le progrès sur les hommes. Cet Ange médusé, mutique, fasciné par le spectacle des catastrophes qu’ont pu produire les hommes, il me semble que c’est un peu nous, simples êtres du quotidien, pris dans la tourmente des mots, des paroles, des récits, qui nous rendent muets nous-mêmes.
Je n’ai plus, nous n’avons collectivement plus les mots pour le dire. Dire notre vérité, notre expérience. J’ai pourtant un espoir que la jeunesse, celle du multimédia mais aussi d’un monde en transition, aura trouvé à se glisser entre la LQR et le Storytelling, pour exprimer sa réalité et sa vision du monde. Quand j’entends le Rap, le Slam, j’entends toute une vie qui s’affirme, qui s’exprime, qui joue avec les mots et dont les récits ont une force poétique que ne renierait pas Rimbaud.
Ici où La Parole s’est perdue, je suis entrain d’apprendre que, dans ma condition humaine, je devrai me contenter de faibles mots de substitution, pour approcher, du mieux que je pourrai, l’ampleur de la vérité, de la réalité, et l’infini tremblement du ressenti, de l’imaginé, de la nuance.
Cette plongée dans la quête des mots m’a montré des hommes fragmentés, éparpillés, décentrés, vidés de leur être, par l’invasion pénétrante et subtile des mots des medias et de leurs prophètes. Nous étions des êtres humains. Nous n’aurions plus que « l’humain » comme objet, « l’être » ayant été vaincu.
Je pense à cette phrase de Zarathoustra, reprise par Plantagenet,
Zarathoustra dit :
« Et lorsque mon œil fuit du présent au passé, il trouve toujours la même chose : des fragments, des membres et des hasards épouvantables – mais point d’hommes ! »
Ne trouvez-vous pas que cela ressemble au portrait de l’Ange médusé de Klee ?!
Alors je m’interroge : si nous devons œuvrer pour un monde meilleur, je me demande si nous ne devons pas œuvrer aujourd’hui dans le monde profane pour que les mots Liberté, Egalité, Fraternité et Laïcité restent des PHARES solides dans la tempête, grâce auxquels nous pourrions rassembler ce qui est fragmenté, recentrer ce qui est dispersé ?
Une S.°. février 2014